Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/907

Cette page a été validée par deux contributeurs.
903
UN POINT D’HONNEUR.

— Mon ami, j’attendais beaucoup de toi, reprit Julien, qui ne pouvait détacher ses yeux de la statue ; mais tu as dépassé mon attente, et, si haut que tu te fusses déjà élevé, tu t’es surpassé toi-même. Non, jamais je n’ai vu rien de si pur et de si hardi à la fois ; jamais la forme humaine n’a déployé une telle énergie et une telle perfection de contours. Albert, je le dis sans faste et dans toute la vérité de mon cœur, tu n’as plus de rivaux. Il faudra que la malveillance vienne se briser contre la magie de cette beauté toute-puissante. Jamais je n’ai pu que m’applaudir de marcher à tes côtés ; mais c’est aujourd’hui surtout que je m’honore d’être ton ami.

Au salon, qui s’ouvrit peu de temps après, l’œuvre du jeune artiste produisit la plus grande sensation. Tous les regards se portaient sur elle, et de nombreuses controverses s’établirent à son sujet. On admirait plus ou moins, mais tous étaient saisis fortement et tenus de s’arrêter. Chacun devait payer son tribut devant le marbre irrésistible. Ceux-là même qui étaient le moins en état de juger sentaient qu’il y avait là quelque chose d’un beau inaccoutumé. La critique loua ou blâma diversement les détails de l’œuvre, mais elle fut unanime pour proclamer que le jeune artiste venait d’atteindre un résultat imprévu, que sa statue faisait époque dans l’art, et que la sculpture moderne avait trouvé son maître. Les esprits les plus prévenus contre le jeune artiste étaient forcés de convenir que l’humiliation dont ils le supposaient couvert n’avait pas du moins étouffé les élans de son ame inspirée. Julien, toujours actif et toujours fidèle, recueillait les dires louangeurs, en faisait moisson en quelque sorte, et cette fois, le cœur plus allègre, venait les déposer dans le sein de son ami. En apprenant ces jugemens que la vérité arrachait à la malveillance elle-même, en voyant sa tentative unanimement consacrée, Albert sentait son cœur remué à des profondeurs infinies. Une réflexion toutefois venait l’attrister. Il se prenait à sourire amèrement devant ce flux et reflux de l’opinion publique, devant cette éternelle comédie qui se joue sur les tréteaux de la publicité. — Oui, c’est bien cela, pensait-il : après les gémonies, l’apothéose ; on immole la victime pour la couronner ensuite de fleurs.

Un fait qui frappa tout le monde, ce fut la persistance d’Albert dans la vie recueillie et contristée qu’il menait depuis quelque temps. On s’attendait à le voir, allégé enfin par son grand succès d’artiste, secouer le poids de ses préoccupations, et rentrer dans la vie commune avec l’allure fière et sereine d’un conquérant. Il n’en fut rien. Ses anciens amis, qui l’avaient délaissé jusque-là, revenaient