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c’est Barère, mais il faut qu’il abandonne quelques préventions. » Cette anecdote, si elle était vraie, ne prouverait qu’une chose, c’est que Napoléon, si juste appréciateur de M. Bignon, auquel il légua dans son testament le soin d’écrire l’histoire de la diplomatie, s’est trompé quelquefois.

En résumé, le personnage de Barère est un de ceux qu’on accepte le moins volontiers dans les révolutions, faute d’originalité et de grandeur. C’était un épicurien de bon ton qui avait conservé son élégante façon de vivre au milieu de la brutalité et du sans-gêne affectés des mœurs républicaines ; mais l’égoïsme et la politique avaient desséché son cœur, et pour lui l’humanité qui ennoblit les caractères, la passion qui les poétise aux yeux de l’avenir, n’étaient que de vains mots. Il fut trop indifférent à toutes choses, hormis au soin de sa sûreté personnelle, pour mériter le reproche de cruauté qui s’est appesanti sur quelques-uns de ses collègues, et cette phrase si fameuse : « Il n’y a que les morts qui ne reviennent pas, » s’explique par l’entraînement des situations, comme le mot de Barnave poussé à bout sur l’infortuné Foulon : « Ce sang était-il donc si pur ? » Toutefois les masses ne jugent les individus que sur les apparences, et l’Anacréon de la guillotine a conservé son nom. Son esprit facile et brillant était peu fécond en moyens ; ses connaissances étaient académiques, c’est-à-dire classiques et vulgaires, sans aucune profondeur ; elles offraient dans l’arrangement, à la surface du sujet, une dextérité rare ; le fond demeurait aride. Il a beaucoup mieux causé qu’écrit, et il a plus agi qu’il n’a conçu et mené ; aussi est-il au dernier rang parmi les terribles ouvriers de nos réformes. La révolution l’a intéressé comme un grand thème, et il ne s’y est attaché que parce qu’il s’était perdu sur sa première ligne. Un souvenir sinistre pèse sur sa mémoire, cette réprobation universelle qui suit les allures douteuses et les abus réfléchis du talent. À tout prendre, c’est un homme qu’on eût pu moins maudire peut-être, mais qui n’est pas digne d’être réhabilité dans l’histoire, ce sanctuaire auguste où les nations réparent les injustices des contemporains.

Ladet.