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exerçaient, au temps de l’empire, sur celle des lycéens ; chaque bulletin lui inspire une ode, et de toutes ces odes elle compose un volume, qu’elle appelle les Algériennes. Parmi les pièces de vers qui sont rassemblées dans ce curieux recueil, il en est une qui mériterait d’être citée avant toutes les autres, c’est celle où l’auteur, rapportant les exploits de je ne sais quelle vivandière, s’échauffe à l’idée de l’injure qu’on fait à son sexe en le tenant loin des champs de bataille lorsqu’il pourrait s’y conduire si vaillamment. — Quoi ! dit-elle,

Vous doutez du courage et de l’ardente flamme
Qui font voler la femme au milieu des combats ?
A-t-elle moins que vous, intrépides soldats,
D’amour pour son pays et de force dans l’ame ?

Après s’être étendue sur le malheur des tristes victimes du préjugé auxquelles on refuse des mousquets et des cartouches, Mme Ségalas regrette, toujours dans la même ode, que la croix de la Légion-d’Honneur brille si rarement sur des poitrines de femmes. Elle méprise tous les nœuds dont les bergères de Fontenelle et de Mme Deshoulières, se parent, elles et leurs moutons ; ce qu’il lui faut, c’est un ruban étroit et jauni qui décore les habits usés par la victoire, ce ruban, dit-elle qui ne s’achète qu’avec du sang. Ainsi, du sang et de la poudre, voilà ce qui a causé les premiers enivremens de Mme Anaïs Ségalas. Mme de Girardin se borne à se prendre d’un tendre intérêt de cœur pour le guerrier qui combat ; Mme Ségalas en est jalouse, elle veut lui enlever son fusil, et tuer ou se faire tuer à sa place.

Dans son dernier volume, les Oiseaux de Passage, Mme Ségalas ne s’étourdit plus du bruit des fanfares, et ne marche plus au milieu des balles sur les corps des blessés ; cependant elle a conservé ses habitudes masculines. Elle va dans les cimetières, et joue avec les têtes de mort, comme les fossoyeurs de Shakspeare ; elle chante la liberté du sauvage et la royauté du brigand. Le Moniteur avait inspiré à Mme Ségalas son premier recueil, la Gazette des Tribunaux a une grande part dans le second. On y trouve des stances sur l’assassin et une scène de la police correctionnelle. Enfin, ce qui achève de le caractériser, ce bizarre volume renferme une ode enthousiaste à Chodruc-Duclos. Si Mme Ségalas avait eu au service des étranges caprices de son imagination une véritable langue de poète, consacrant les plus folles pensées par des mots immortels, elle eût élevé un monument fabuleux qu’on contemplerait avec effroi et étonnement ; mais il lui a manqué ce qui manque à presque toutes les femmes qui