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LA DIVINE COMÉDIE AVANT DANTE.

créé ; ou plutôt il a tout créé. C’est de la sorte que procèdent les inventeurs : chacun sait les élémens dont ils se servent, personne ne sait le secret de leur œuvre. Ce qui, d’ailleurs, appartient en propre à Dante, et qui suffirait à sa gloire, c’est le génie ; l’imposante grandeur de l’ensemble et en même temps la suprême beauté du détail et du style, ce je ne sais quoi qui est propre à sa phrase, cette allure souveraine et inexprimable de sa poésie, tant d’énergie à la fois et tant de grace, tant de sobriété sévère dans la forme, et cependant tout un écrin éblouissant, des couleurs diaprées et fuyantes, et comme un rayonnement divin dans chaque vers. Ce n’est pas qu’il faille porter le culte jusqu’à la superstition. Dans cette forêt où s’égare le poète, on rencontre bien des landes désolées, bien des aspects sauvages, bien des rochers inabordables. Dante, génie capricieux et subtil, est, ne l’oublions pas, un homme du moyen-âge ; incomparablement supérieur à son temps, il en a cependant ça et là les inégalités, la barbarie, le pédantisme : légitime satisfaction qu’il faut donner à la critique. Qu’importe après tout ? Laissons l’ombre descendre et couvrir les parties de son œuvre d’où la poésie s’est de bonne heure retirée, et contemplons plutôt celles que l’éternelle aurore de la beauté semble rajeunir encore avec les siècles.

Cette forme, si long-temps populaire, si universellement répandue, de la vision, semble disparaître avec Dante, qui sort radieux du fatras des commentaires et des imitateurs. Après lui, qu’on me passe le mot, il n’y a plus de pèlerinage de Child-Harold dans l’autre monde[1]. Le poète avait fait de la vision son inaliénable domaine ; c’était une forme désormais fixée en lui, et qui ne devait pas avoir à subir d’épreuves nouvelles. Quelles avaient été pendant treize cents ans les craintes, les espérances de l’humanité sur la vie future : voilà le problème que s’était posé Dante, et qu’il avait pour jamais résolu dans son poème. Sur la pente rapide qu’elles descendaient, comment les générations qui succédèrent à l’Alighieri auraient-elles pris désormais un intérêt autre que l’intérêt poétique à ces questions du monde futur ainsi résolues par des visionnaires ? On marche vite dans les siècles agités de la renaissance et de la réforme. Prenez plutôt l’Italie, cette vieille reine du catholicisme, la France, cette fille aînée de l’église, l’Espagne même, cette terre privilégiée de la foi, et interrogez-les. Qu’elles vous disent ce que font leurs écrivains des souvenirs de Dante et des révélations sur la vie future ; qu’elles vous disent s’ils n’ont pas bien plutôt dans la mémoire le scepticisme goguenard des trouvères. Voici en effet que Folengo, un moine italien, fait d’un enfer burlesque le dénouement inattendu de sa célèbre macaronée de Baldus, et qu’il y abandonne tout à coup son héros, sous prétexte que les

  1. Au XVe siècle, sainte Françoise-Romaine (voir Boll., mars, II, 162) sera une exception et ne fera que copier fastidieusement les visionnaires antérieurs et Dante lui-même ;

    Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé.