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LA DIVINE COMÉDIE AVANT DANTE.

Ainsi tout concourait à pousser dans ses voies le génie de Dante. Ajoutez-y le goût de son temps pour ces scènes de la contrée inconnue, le hasard de son éducation, qui lui donna Latini pour maître, et enfin sa vie agitée, ardente, qui l’initia à toutes les douleurs, à toutes les joies, et qui le prépara à les peindre.

Il est une circonstance singulière, qu’on dirait inventée à plaisir, et dans laquelle éclate la bizarre prédilection des contemporains de Dante pour ces tableaux de la vie à venir. Évidemment c’était un besoin du temps, partout et de toute manière manifeste. En 1304 (alors qu’Alighieri n’avait pas encore publié son poème, mais que le plan en était conçu depuis plusieurs années), les habitans du bourg de San-Priano envoyèrent un héraut publier dans les rues des villes avoisinantes que quiconque tenait à savoir des nouvelles de l’autre monde n’avait qu’à se rendre le 1er mai sur le pont de la Carraïa ou sur les quais de l’Arno. Au jour indiqué, des barques surmontées d’échafauds étaient préparées sur le fleuve ; la représentation commença, et on vit bientôt l’enfer avec ses feux et ses supplices : il y avait, entre autres choses, des démons et des patiens qui poussaient des cris horribles. Tout à coup le pont de bois s’écroule avec fracas sous le poids des spectateurs et s’abîme dans le fleuve. On ne sut jamais le nombre des victimes. Villani ajoute : « Ce qui avait été annoncé par plaisanterie se changea en vérité ; plusieurs allèrent savoir des nouvelles de l’autre monde. » On aimerait à supposer que Dante était là, parmi ces spectateurs attérés. De toute manière, cette subite confusion de l’hypothèse et de la réalité, ce passage inattendu de la représentation fictive à l’évènement même, durent produire une vive impression sur le poète. On dirait que son rêve a été conçu au milieu de ces lugubres souvenirs.

J’ai nommé plus haut Brunetto Latini, le précepteur de Dante, celui-là même qui a fourni un épisode si touchant au poème de son disciple. L’ancienne critique, qui n’aimait pas remonter aux origines, a long-temps attribué à Brunetto l’idée première, le plan de la Divine Comédie. C’est une supposition gratuite, dont Ginguené a fait justice. Latini est l’auteur d’un petit ouvrage fantastique et bizarre, le Tesoretto, dont voici en deux mots le sujet. — Brunetto s’égare dans une forêt ; bientôt des animaux de toute sorte l’environnent, qui naissent et meurent selon que l’ordonne une femme à laquelle le ciel sert de voile, et dont les bras semblent entourer le monde. Cette femme est la Nature. Brunetto l’interroge, et la déesse lui explique la création et la chute de l’homme, puis elle le quitte, mais après lui avoir annoncé qu’il trouvera sur sa route trois voies distinctes : la philosophie le conduira dans la première, le vice dans la seconde, l’amour dans la troisième. Le voyageur trouve en effet le triple carrefour, et, dans le sentier de l’amour, Ovide, avec lequel il cause, et qui lui fait trouver son chemin.

Tel est le Tesoretto ; c’est là qu’on avait encore, il y a trente ans, la manie de chercher presque exclusivement la source de la Divine Comédie. Assurément, il fallait de la bonne volonté. Il est vrai qu’il y a là, comme chez