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Mais quel fut le résultat immédiat du relâchement qui commençait à se manifester çà et là dans les croyances ? C’est que les prédicateurs, pour parer à ce danger, évoquèrent plus qu’auparavant les idées de vengeance, et redemandèrent à la mort ces enseignemens que leur permanence même rend plus terribles. De là, ces terreurs profondes de la fin de l’homme, ces inquiétudes, ces ébranlemens en quelque sorte qu’on retrouve dans beaucoup d’imaginations d’alors, et qui furent si favorables à l’excitation du génie de Dante. Les anciens figuraient volontiers la mort sous des formes aimables ; dans les temps qui avoisinent Alighieri, on en fait au contraire des images repoussantes. Ce n’est plus cette maigre jeune femme des premiers temps du christianisme ; c’est plus que jamais un hideux squelette, le squelette futur des danses macabres. Le symptôme est significatif.

Ainsi, de quelque côté qu’il jetât les yeux autour de lui, Dante voyait cette figure de la mort qui lui montrait de son doigt décharné les mystérieux pays qu’il lui était enjoint de visiter. Je ne crois pas exagérer en affirmant que Dante a beaucoup emprunté aussi aux divers monumens des arts plastiques. Les légendes infernales, les visions célestes, avaient été traduites sur la pierre et avaient trouvé chez les artistes du moyen-âge d’ardens commentateurs. Les peintures sur mur ont disparu presque toutes, il n’en reste que des lambeaux. Ainsi, dans la crypte de la cathédrale d’Auxerre, on voit un fragment où est figuré le triomphe du Christ, tel précisément qu’Alighieri l’a représenté dans le Purgatoire. Les peintures sur verre où se retrouvent l’enfer et le paradis abondent dans nos cathédrales, et la plupart datent de la fin du XIIe siècle et du XIIIe. Dante avait dû en voir encore exécuter plus d’une dans sa jeunesse. Entre les plus curieuses, on peut citer la rose occidentale de l’église de Chartres. Quant aux sculptures, elles sont également très multipliées : le tympan du portail occidental d’Autun, celui du grand portail de Conques, le portail de Moissac, offrent par exemple des détails très bizarres et très divers. Toutes les formes du châtiment s’y trouvent pour ainsi dire épuisées, de même que dans l’Enfer du poète ; les récompenses aussi, comme dans le Paradis, sont très nombreuses, mais beaucoup moins variées. Est-ce parce que notre incomplète nature est plus faite pour sentir le mal que le bien ? — Lorsque Dante fit son voyage de France, tout cela existait, même le portail occidental de Notre-Dame de Paris, où sont figurés plusieurs degrés de peines et de rémunérations. Sans sortir de nos frontières, on a pu compter plus de cinquante illustrations de la Divine Comédie, toutes antérieures au poème. Alighieri s’est évidemment inspiré de ce vivant spectacle. Les artistes ont donc leur part, à côté des légendaires, dans ces antécédens de l’épopée chrétienne, tandis que Dante lui-même, par un glorieux retour, semble avoir été présent à la pensée de celui qui peignit le Jugement Dernier. Noble et touchante solidarité des arts ! Qui n’aimerait à lire une page de la Divine Comédie devant les fresques de la chapelle Sixtine ? qui n’aimerait à reconnaître dans Michel-Ange le seul commentateur légitime de Dante ? À une certaine hauteur, tout ce qui est beau et vrai se rejoint et se confond.