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tianus Capella avait raconté le voyage de Philologie au ciel. Il ne fallait pas grand effort d’imagination pour montrer, sur la route de la vie future, la Paresse vêtue en chanoine et l’Orgueil habillé en évêque. En nous approchant de la Divine Comédie, nous nous en éloignons. L’inspiration dantesque ne s’annonce pas davantage dans une autre Voye de Paradis, mauvais rêve où le trouvère Raoul de Houdan se fait montrer, par Dieu lui-même, la couronne qui l’attend dans l’éternité. Alighieri s’imposera bien d’autres épreuves avant d’obtenir la purification.

Jusqu’ici nous avons vu les trouvères ne jouer, pour ainsi dire, que sur les limites du sujet ; mais ce même Raoul de Houdan y entra plus pleinement par son Songe d’enfer, où il a transporté les burlesques allures des rimeurs de fabliaux : on se croirait déjà dans le tartare de Virgile parodié par Scarron. L’enfer n’est qu’un immense réfectoire. À peine le voyageur est-il aperçu des convives, qu’on l’entoure avec empressement ; des clercs, des évêques, lui serrent la main. Belzébuth fait mettre un couvert et lui dit : « Raoul, bien sois-tu venu. » Je le demande, ne se croirait-on pas chez ces cuisinières de Proserpine qu’Aristophane nous montre dans ses Grenouilles ? ne croirait-on pas assister déjà à cette scène étrange de Rabelais où Epistemon, après avoir eu la tête coupée, raconte à Pantagruel comment « il avoit parlé à Lucifer familièrement, et fait grand’ chière en enfer et par les champs élysées, asseurant devant tous que les diables estoient bons compaignons. » Quand Raoul de Houdan s’est mis à table, il s’aperçoit que la nappe est faite de peaux de publicains ; la serviette qu’on lui sert est un cuir de vieille courtisane : les plats se succèdent rapidement ; ce sont des langues de plaideurs, des libertins à la broche, des larrons à l’ail, des nonnes en pâte ; le reste du service se devine, et je n’en détaillerai pas le menu. On est effrayé de ces hardiesses des trouvères, quand on songe qu’elles ont précédé Voltaire de plus de cinq cents ans : tout a été osé de très bonne heure.

Ne nous récrions pas trop contre ces grossièretés du trouvère qu’on rejetterait volontiers sur le compte d’un Saint-Amant ou d’un d’Assoucy. Pour être plus indulgens, rappelons-nous les monumens de la sagesse indienne, ces Lois de Manou, par exemple, qui datent de treize siècles avant notre ère, et où il est sérieusement question de damnés qu’on expose dans des poèles à frire.

Voilà ce que les trouvères firent de ces idées sur la vie future pour lesquelles le moyen-âge, dans sa poésie, avait épuisé toutes les ressources de la terreur et de l’espérance ; il était impossible de descendre plus bas dans la parodie. C’est l’esprit du temps ; un grand nombre de fabliaux sont pleins, ici de brocards railleurs, là de trivialités ridicules sur les châtimens et les récompenses que la religion montre au-delà de la tombe. On en jugera par quelques exemples. Tantôt, comme dans la Cour de Paradis, c’est une sorte de fête grotesque que Dieu improvise pour les saints. Saint Simon, muni d’une crécelle, va éveiller les élus dans les dortoirs ; les chœurs de vierges et de martyrs accourent aussitôt, et, tandis que les quatre évangélistes jouent du cor, ce sont des danses et des refrains érotiques qu’on n’attendrait pas en pareil