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était infini, et d’où partaient des gémissemens : une multitude d’hommes couchés à terre et traversés par des pieux rougis mordaient le sol avec rage. Dans un autre champ, ils étaient couchés sur le dos : des dragons, assis sur leur poitrine, les déchiraient avec des dents de feu, et des serpens ignés, les serrant à les étouffer, lançaient leurs dards dans le cœur de chacun d’eux. De hideux démons et des vautours gigantesques volaient sur cette foule et lacéraient ceux qui ne souffraient pas assez. Plus loin, c’étaient d’autres tourmens : ici, des squelettes grelotant sous une glace éternelle ; là, des patiens attachés au sol par des clous si nombreux, qu’on n’eût pas trouvé à poser le doigt sur leur chair ; puis venaient des damnés suspendus dans le soufre par les ongles, une roue de feu qui tournait si vite qu’on eût dit un cercle rouge, et enfin des broches colossales que des démons arrosaient avec des métaux fondus. Voilà ce qu’Owein vit dans les vallées de la damnation ; quant aux ineffables délices des jardins célestes, il ne les contempla qu’à distance, à travers une lumière fatigante et du haut d’une grande montagne, où une procession l’était venue conduire. Il lui fut défendu d’aller plus loin : on le reconduisit à la porte qui se ferma, et le chevalier rentra humblement sur terre, purifié de ses péchés.

Je ne mets pas en doute que l’auteur de la Divine Comédie n’ait connu cette légende ; le souvenir s’en retrouve à bien des endroits du poème, et les rapprochemens sont trop faciles pour qu’il soit besoin de les indiquer. On a été même plus loin, on a voulu que Dante ait puisé directement son sujet et tout son plan dans le vieux roman de Guerino il Meschino, dont la date et l’origine provençale ou française sont incertaines, et où se retrouvent tout simplement les principaux détails de la vision d’Owein. L’enfer a, dans ce roman, la forme concentrique que Dante lui a donnée, et Satan y occupe également le fond de l’abîme ; mais il serait aisé d’établir, malgré la grave autorité de Pelli et de Fontanini, que le roman de Guerino, si populaire au XVe siècle, et qui a eu les honneurs de la Bibliothèque bleue, est, au moins dans sa rédaction actuelle, postérieur à la Divine Comédie. — Peu importe ; avec le temps, avec chaque siècle, le cycle légendaire auquel appartient la Divine Comédie s’étend et se diversifie. On le voit ainsi grandir jusqu’à Dante, qui absorbe tous ces ruisseaux, comme fait un grand fleuve, sans que ses eaux même paraissent grossir et s’augmenter.

Il n’est donc pas possible de douter que le pèlerinage de l’autre monde ne fût à la fin devenu comme une forme générale et courante, commode aux écrivains. Ce genre littéraire, répandu dans toute l’Europe, pénétra jusqu’à Constantinople, sans doute à l’aide des croisades. Un contemporain inconnu d’Anne Commène chercha en effet à rajeunir par une composition de cette espèce la littérature dégénérée de la Grèce. Rien de plus plat que cette Vision de Timarion[1]. Un gourmand entouré de rats qui lèchent sa barbe, un rhé-

  1. Elle a été publiée par M. Hase, Not. des Mss., t. IX, p. 141. — Il y a encore deux autres légendes byzantines du même genre, mais postérieures à Dante.