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de l’attente ainsi introduites comme un raffinement dans les supplices éternels ? On reconnaît un ancêtre de Dante dans le terrible génie qui a inventé ce noviciat progressif de l’enfer, selon l’expression hardie de M. Villemain, à qui j’emprunte ces lignes qu’il a le premier citées.

Ainsi propagée par l’homme qui, quelques années plus tard, sut faire des monarchies de l’Europe une sorte de féodalité pontificale, cette apostrophe, diversement reproduite et commentée, ne tarda pas à devenir un lieu commun de la prédication usuelle, un texte vulgaire, un canevas commode pour les menaces et pour les vengeances. Au surplus, ce n’est pas la publicité, ce n’est pas la popularité, qui avaient, durant le moyen-âge, manqué à ces légendes, et, si celle d’Albéric demeura inconnue jusqu’à ce que M. Cancellieri en publiât le texte latin, il y a une vingtaine d’années[1], ce fut là seulement un de ces hasards qui se rencontrent quelquefois dans l’histoire des lettres. Cette vision était advenue, vers le commencement du XIIe siècle, à un jeune moine du Mont-Cassin, et on en conservait avec soin la relation dans ce monastère même, où Alighieri[2] en prit peut-être connaissance, au temps de son ambassade à Rome.

Il y avait en Campanie un certain château, dit le château des sept frères. Un noble chevalier l’habitait, qui avait un fils nommé Albéric. À l’âge de dix ans, Albéric, attaqué d’une maladie de langueur, demeura neuf jours immobile et sans connaissance. C’est durant cet évanouissement qu’il eut sa vision. Une colombe blanche l’emporta par les cheveux, tandis que saint Pierre et deux anges lui servaient d’ailes. Ravi dans un autre monde, il trouva à son tour cet enfer déjà connu, cette foule de supplices vulgaires que nous avons déjà rencontrés tant de fois. À la fin le jeune pèlerin de la mort se trouva vis-à-vis d’un reptile gigantesque devant la gueule duquel les ames voltigeaient comme des insectes. Quand le monstre respirait, ces malheureuses disparaissaient ainsi qu’une nuée dans sa poitrine et ressortaient ensuite en étincelles : Judas était du nombre. Au sortir d’une mer de flammes, tout-à-fait comme Alighieri dans le Purgatoire, Albéric arriva à des champs immenses, couverts de chardons et à travers lesquels un démon, monté sur un dragon, poursuivait avec une fourche entourée de vipères les pauvres repentans. Après avoir assisté au jugement d’un pécheur par le Tout-Puissant, après avoir vu une page de crimes effacée du livre de la justice par une seule larme de repentir qu’avait recueillie l’ange de la miséricorde, le jeune

  1. Rome, 1814, in-12. — Cette vision a été insérée par le père Lombardi dans sa célèbre édition de Dante, avec une confrontation des passages analogues de la Divine Comédie. Ils sont nombreux sans doute ; toutefois la plupart de ces détails n’appartiennent ni à Dante ni à Albéric, mais bien aux visions antérieures. C’est ce qu’il eût fallu dire.
  2. Parad., XXII, 37. — M. Arrivabene a péremptoirement réfuté l’opinion de Ginguené, qui prétend que Dante n’avait pu aller au Mont-Cassin. (Voir la Div. Commed., giust. la lez. del cod. Bartoliniano, Udine, 1827, in-8o, t. III, p. 698.)