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puisqu’il fait partie d’une lettre écrite par l’archevêque à ses suffragans et aux fidèles de son diocèse. — Ce Bernold, durant un évanouissement, se trouva transporté dans un lieu obscur et fétide, où le roi Charles-le-Chauve pourrissait dans la fange de sa propre putréfaction ; les vers avaient dévoré sa chair, et il ne restait plus que les nerfs et les os. Après avoir prié le pèlerin de lui mettre une pierre sous la tête : « Va annoncer à l’évêque Hincmar, lui dit-il, que je suis ici pour n’avoir pas suivi ses conseils. Qu’il prie, et je serai délivré. » Aussitôt Bernold vit une magnifique église où était Hincmar en habits pontificaux, avec son clergé, et il lui rapporta les paroles du roi Charles ; puis il revint vers le prince qui le remercia. Charles en effet n’était plus ce cadavre rongé de tout à l’heure, mais un homme vigoureux et sain de corps, un monarque splendide dans toute la magnificence de son costume royal. — Voilà comment Hincmar osait traiter son maître mort hier, et des attaques pareilles se renouvellent de sa part contre Ebbon, son compétiteur au siége de Reims, et contre d’autres ennemis. Sous le couvert de son paroissien Bernold, il joue tout-à-fait le rôle de Dante au début du Purgatoire : ce sont des ames qui viennent tour à tour le prier, afin qu’il prie pour elles, ombre che pregar pur ch’altri pregi. La politique fait chez Hincmar ce que la poésie fera chez Dante. C’est à la crédulité des populations barbares que s’adresse l’archevêque de Reims ; aussi ne raffine-t-il pas sur les moyens. Son héros n’est guère plus vraisemblable que le héros de Rabelais. Pantagruel apparaît tantôt avec une taille de géant, tantôt avec une taille ordinaire, sans qu’on aperçoive et qu’on saisisse la transition. Bernold fait quelque chose de tout-à-fait analogue ; on le voit causer avec des morts, puis prier pour eux auprès des vivans, et tout cela dans le même quart d’heure. La grossièreté des procédés littéraires est frappante : nous entrons au milieu des âges barbares. Heureusement l’étoile de Dante, comme dans son poème, luit et nous appelle à l’horizon.

Tout se touche et se mêle en ce monde heurté du moyen-âge. Je parlais tout à l’heure de l’abbaye d’Augie-la-Riche ou de Richenaw, laquelle était située dans une île du lac de Constance. C’est là que vécut, c’est là que fut enterré Wettin. Eh bien ! la tombe de ce religieux confine peut-être à celle du roi visionnaire Charles-le-Gros, qui y fut également inhumé soixante-quatre ans plus tard, en 888. Ainsi deux visionnaires à côté l’un de l’autre, un prince et un moine qui se rapprochent dans la mort !

La légende de Charles-le-Gros eut une grande célébrité au moyen-âge[1]. Comme ce roi revenait des matines et qu’il allait se coucher, un inconnu vêtu de blanc vint l’enlever, qui tenait à la main un peloton rayonnant comme une comète ; il en déroula un bout et dit à ce prince de se l’attacher au pouce droit, afin que ce fil lumineux le guidât dans les labyrinthes infernaux. À peine Charles était-il arrivé en un lieu où étaient punis les mauvais évêques

  1. Voir le continuateur de Bède, De Gest. Anglor., liv. II, chap. II. — Acad. des Inscript., XXXVI, 207.