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luptueux, chez Dante, sont moins sévèrement traités peut-être : dans l’Enfer, il n’y a point de flammes pour eux ; c’est une rafale seulement,

La bufera infernal he mai non resta,

qui les emporte dans son tourbillon comme une bande de grues et les entrechoque sans relâche. Chez Wettin, l’idée d’expiation temporaire, de rachat, est évidemment distincte de l’idée de damnation. Le visionnaire observe cependant l’unité de lieu dans ce vaste drame de l’éternité ; le purgatoire et l’enfer se confondent pour lui sur la même scène. Ce système pénitentiaire de l’autre monde est très peu avancé, même pour le moyen-âge. Nous ferons des progrès avec le temps.

Wettin rêve toutes ces belles choses dans un cloître dont son imagination ose à peine franchir le seuil. Parmi les suppliciés, il ne distingue guère que des moines ; mais il est de bonne composition pour eux, et il se garde de les laisser éternellement en si triste lieu. Voulant se montrer bon confrère, il ne les met là que pour leur apprendre à vivre, non ad damnationem. — Les excès du pouvoir civil trouvent cependant leur punition chez Wettin, à côté des excès du pouvoir clérical. Ainsi un grand nombre de comtes apparaissent tour à tour dans son récit, et on les voit expier d’une façon singulière leurs rapines et leurs vols. Tous les objets pillés par eux sont successivement déposés à leurs pieds, et les malheureux sont forcés de les mâcher et de les avaler, quels qu’ils soient. Ils ont beaucoup à faire, comme on l’imagine. Mais ce n’est pas là le trait le plus bizarre du ravissement raconté par Wettin avec un accent de vérité qui montre l’hallucination et qui exclut la mauvaise foi. Le conquérant catholique des Saxons, le soutien de l’église d’Occident, Charlemagne, est rangé parmi les victimes, et son tourment honteux ne peut se redire[1]. Michel-Ange (c’est bien la lignée de Dante), un de ces génies qui osent tout, semblerait s’être inspiré de l’audace cynique de Wettin dans les tortures qu’il fait subir à je ne sais quel cardinal de son Jugement dernier. Il y a de ces traits bizarres qui reparaissent à travers les siècles : celui-là est assez commun au moyen-âge. Wettin étant tombé dans un grand étonnement à la vue de Charlemagne, l’ange lui expliqua que ce prince était, il est vrai, destiné aux joies du salut, mais qu’il expiait momentanément la liberté de ses mœurs. Peut-être ne faut-il voir là qu’une dernière protestation contre la polygamie germanique. Au surplus, c’est un moment d’humeur qui passera vite. Cet empereur, en

  1. Voici comment Walafrid Strabo raconte, dans sa rédaction en vers de cette légende, l’étrange punition que subit Charlemagne, Carolus imperator, car il le nomme en acrostiche, tandis qu’Hetto disait seulement quemdam principem :

    …… Fixo consistere gressu
    Oppositumque animal lacerare virilia stantis
    Lætaque per reliquum corpus luc membra carebant…

    Cela nous gâte un peu le Charlemagne officiel et classique de l’historien Gaillard et de ses successeurs.