Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/723

Cette page a été validée par deux contributeurs.
719
LA DIVINE COMÉDIE AVANT DANTE.

tion était sage ; mais qui se fût avisé de ce scepticisme au viiie siècle ? — C’est dans un couvent que le ressuscité de saint Boniface eut tous ces rêves merveilleux. Il est en effet à remarquer que, durant les siècles qui vont suivre, le clergé aura le monopole de ces sortes de visions.

C’est à cette origine sacerdotale qu’il faut sans doute rapporter les récits de deux écrivains anonymes, recueillis par Lenglest-Dufresnoy en ses Dissertations sur les Apparitions ; récits bizarres et dans lesquels se retrouvent ces combats des malins esprits et des saints à l’occasion de quelque ame en litige, dont on retrouvera chez Dante le souvenir modifié. — Dans le premier, il s’agit du roi Dagobert, que des démons poussent à coups redoublés en enfer, et que saint Maurice et saint Martin (dont ce roi avait doté les couvens) viennent délivrer pour l’emmener au ciel. — Dans le second, il est question de l’ame de Charlemagne, que les diables en troupe veulent pareillement saisir après sa mort, lorsque deux hommes sans tête, Jacques de Galice et Denis de France, se présentent et exigent qu’on procède à une nouvelle pesée ; alors ils se mettent à jeter dans la balance toutes les bonnes œuvres du prince, bois et pierres des abbayes construites, ornemens donnés aux églises, et ce poids énorme n’a pas de peine à l’emporter sur les péchés et les vices.

Le nom de Charlemagne nous ramène à Dante et nous conduit à Wettin. Ce religieux du cloître d’Augie-la-Riche eut en 824, la veille de sa mort, une vision qu’il raconta à tout le couvent, et que son abbé, Hetto, rédigea aussitôt après. Baluze, qui retrouva cette rédaction primitive et la communiqua à Mabillon, assure que, de toutes les histoires analogues, celle de Wettin fut la plus célèbre au moyen-âge, et qu’elle devint immédiatement populaire dans toute l’étendue du royaume des Francs[1].

Comme Wettin malade était couché les yeux fermés, oculis clausis (je n’invente pas le détail, qui n’a rien de piquant d’ailleurs depuis les beaux miracles du magnétisme), il vit entrer un démon sous la forme d’un clerc noir et sans yeux, portant des instrumens de supplice ; une légion de diables l’accompagnait avec des lances et des boucliers. Mais plusieurs personnages vénérables, habillés en moines, vinrent bientôt les chasser. Alors apparut, au pied du lit de Wettin, un ange environné de lumière et vêtu de pourpre, qui l’appelait d’une voix douce. Wettin obéit et fut emporté, à travers « le chemin charmant de l’immensité, » jusque dans de très hautes montagnes de marbre. Le long de cette vaste chaîne coulait un fleuve de feu, où étaient plongés une infinité de damnés, parmi lesquels un grand nombre de prêtres de tout rang que Wettin avait connus. On voyait plusieurs de ces prêtres liés par le dos, au milieu des flammes, à des souches brûlantes, et vis-à-vis chacun d’eux étaient enchaînées de la même manière les femmes qu’ils avaient séduites. Tous les deux jours, des bourreaux armés de verges les fustigeaient sans pitié, en leur disant : « Soyez punis par où vous avez péché. » Les vo-

  1. Act. SS. s. Benedicti, Venise, 1733, in-fo, t. V, p. 238.