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LA DIVINE COMÉDIE AVANT DANTE.

aux sinistres bords par un magicien ; qu’on se rappelle le déguisement du voyageur qui, avec sa peau de lion, fait croire à Caron qu’il est Hercule, puis la singulière description du tartare, qui n’est autre chose que le monde renversé, et où, par exemple, le roi de Macédoine, Philippe, raccommode de vieux souliers. Dante, ce poète éminemment religieux, n’a rien de commun, on le devine, avec ces cyniques inspirations qui reparaîtront chez les trouvères et dont héritera Rabelais.

On vient de voir ce qu’Alighieri dut à l’antiquité païenne. — Que dut-il à l’antiquité biblique ? Fort peu de chose. Ce qui est dit, en effet, de l’enfer dans les livres saints, ne prête pas beaucoup à l’image et à la description. Ce feu qui doit brûler jusqu’aux fondemens des montagnes, ce grand abîme, cette géhenne, cette terre de ténèbres où règne un ennemi éternel, ce lieu où le lit sera la pourriture, et les vers la couverture, ces eaux sous lesquelles gémissent des géans, ce lac profond où l’on est plongé ; tout cela, toutes ces indications vagues et mystérieuses ne présentaient aucun thème brillant au poète. Le petit nombre de textes, bien moins explicites encore, sur le purgatoire et sur le paradis, ne lui fournissaient point d’indication matérielle qui lui fût une autorité. De plus, il n’y avait pas de vision dans les livres saints, ou du moins il n’était pas donné de détails sur les ravissemens d’Élie, d’Hénoc, d’Ézéchiel, ni même sur le voyage entrepris dans les enfers par le Sauveur, et auquel Dante a fait allusion dans le XIIe chant de son premier poème. Ce divin antécédent était fait pour animer la pieuse émulation d’Alighieri.

Avec l’Évangile pourtant on entre dans une nouvelle voie. — Ainsi, le riche, quand il est en enfer, veut envoyer à ses frères encore vivans un messager pour les avertir du châtiment qui les attend s’ils persévèrent dans la fausse voie ; mais il lui est répondu : « S’ils n’ont pas voulu écouter la loi et les prophètes, ils n’écouteront pas davantage un homme qui reviendrait de l’autre monde. » Voilà ce que raconte saint Luc. C’est la vision en projet ; elle se réalise chez saint Paul : « J’ai connu, dit-il, quelqu’un qui a été ravi en esprit jusque dans le paradis, où il a entendu des paroles qu’il n’est pas permis à l’homme de publier. » Je soupçonne, pour ma part, qu’Alighieri avait lu le verset de saint Paul : il avait lu surtout l’Apocalypse, et cet esprit visionnaire, ce tour prophétique, lui laissèrent une forte empreinte. C’est ainsi qu’il apparaît plein de lumière dans ce ciel ténébreux du moyen-âge ; c’est ainsi qu’il vient à nous, guidé d’une main par le génie charmant de Virgile, de l’autre par la sombre figure de saint Jean.

II.PREMIÈRES VISIONS CHRÉTIENNES. — CARPE. — SATURE. — PERPÉTUE. — CHRISTINE.

On sait quelle place tient l’autre monde dans les dogmes du christianisme ; on devine celle qu’il a dû tenir dans son histoire. Succédant au matérialisme des théogonies antiques, la poésie des temps nouveaux, la poésie des légendes