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d’un oiseau aquatique, parce qu’il avait été favorable à la liberté de la Grèce, — Bientôt Thespésius dut quitter l’enfer, poussé par un courant d’air impétueux, comme s’il avait été chassé d’une sarbacane ; il rentra dans son corps, se réveilla, et revint à la vertu.

Telle est la vision rapportée par Plutarque, au premier siècle de l’ère chrétienne ; elle est du plus haut intérêt, et montre comment ces rêves bizarres, que nous verrons abonder au moyen-âge, étaient également propres au génie païen, comment l’éternelle préoccupation de la vie à venir a, dans tous les âges, reçu de l’esprit inquiet de l’homme une solution symbolique, la forme que lui a définitivement donnée Dante.

C’est là ce que l’Alighieri, dans son érudition bornée, doit à l’antiquité grecque et latine. Il connut les poètes par Virgile, les philosophes par Platon et par ces échos atténués de Sunium qui retentissent encore dans le songe que Cicéron a prêté à Scipion. Remarquons cependant que Dante, tout en empruntant au paganisme quelques-uns de ses modèles pour les transporter dans la poésie chrétienne, ne s’attache qu’au côté grave, austère, qu’à ce que la mythologie pouvait encore offrir de grands tableaux à une imagination habituée aux pompes du catholicisme. Dès les origines de la poésie grecque, les voyages infernaux étaient devenus un lieu commun des épopées : la vengeance y conduisait Thésée ; Pollux y allait par amitié, Orphée par amour. Au temps de Plutarque, on y pénétrait par l’antre de Trophonius. À Athènes comme à Rome, chaque poète versifiait sa descente chez Pluton[1]. On dramatisait l’enfer tous les jours dans les mystères sacrés, dans les évocations, dans les cérémonies religieuses. Virgile nous l’a dit : Facilis descensus Averno, et il en savait quelque chose puisque dans le Culex il trouve moyen de faire accomplir ce voyage à un moucheron. Mais, qu’on veuille bien le remarquer, l’autre monde, chez les anciens, est surtout une affaire d’art, une sorte de conte mythologique qu’on permet aux poètes de chanter, et dont chacun rit dans la vie pratique. La dégradation s’achève avec la venue de l’empire romain, et, dès-lors, c’est tout-à-fait une exception que la bonne foi de Thespésius et de son biographe. Personne ne se cache ; on fait montre, au contraire, d’incrédulité sur la vie future. Les sarcasmes de Lucrèce sont de mode ; pour le poète Sénèque, il n’y a dans tout cela que de vains mots, pour Juvénal, des contes dignes des enfans en nourrice. C’est surtout dans les dialogues de Lucien qu’il faut voir avec quelle légèreté le scepticisme païen en était arrivé à parler de l’immortalité. Pour ce précurseur de Voltaire, l’autre monde n’est qu’un prétexte de satire contre ce monde-ci. Qu’on se rappelle seulement cette Nécyomantie dans laquelle Ménippe est conduit

  1. On peut consulter la thèse latine de M. Ozanam sur les descentes aux enfers chez les poètes anciens. — Dans les notes de son livre sur Dante, le même écrivain, a aussi donné de sommaires indications sur le cycle chrétien des visions antérieures à l’Alighieri. C’est, avec un court travail de Foscolo (Edinburgh Review, sept., 1818), la seule dissertation que je connaisse sur ce point curieux d’histoire littéraire.