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LA DIVINE COMÉDIE AVANT DANTE.

Voyez la puissance du génie : le monde oublie pour lui ses habitudes ; d’ordinaire la noblesse se reçoit des pères ; ici, au contraire, elle est ascendante. L’histoire recueille avec empressement le nom de je ne sais quel croisé obscur, parce qu’à lui remonte la famille de Dante ; la critique analyse des légendes oubliées, parce que ces légendes sont la source première de la Divine Comédie. La foule ne connaîtra, n’acceptera que le nom du poète, et la foule aura raison. C’est la destinée des grands hommes de jeter ainsi l’ombre sur ce qui est derrière eux, et de ne briller que par eux-mêmes. Mais pourquoi ne remonterions-nous pas aux origines ? pourquoi ne rétablirions-nous pas la généalogie intellectuelle des éminens écrivains ? Aristocratie peu dangereuse et qui n’a chance de choquer personne dans ce temps d’égalité.

Ce serait assurément une folie de soutenir que Dante lut tous les visionnaires qui l’avaient précédé. Chez lui, heureusement, le poète effaçait l’érudit. Mais, comme l’a dit un écrivain digne de sentir mieux que personne le génie synthétique de Dante, « il n’y a que la rhétorique qui puisse jamais supposer que le plan d’un grand ouvrage appartient à qui l’exécute. » Ce mot de M. Cousin explique précisément ce qui est arrivé à l’auteur de la Divine Comédie : Dante a résumé avec puissance une donnée philosophique et littéraire qui avait cours de son temps ; il a donné sa formule définitive à une poésie flottante et dispersée autour de lui, avant lui. Il en est de ces sortes de legs poétiques comme d’un patrimoine dont on hérite : sait-on seulement d’où il vient, comment il s’est formé, à qui il appartenait avant d’être au possesseur d’hier ?

Que le poète saute à pieds joints par-dessus des générations tout entières, et qu’il appelle Virgile « mon père, » il mio autore, rien de mieux : ce sont de ces familiarités, de ces soudaines reconnaissances comme on s’en permet entre génies. Mais la lointaine parenté de Dante avec l’antiquité n’est pas le but de ce travail. Il y a surtout là des rapports de forme et d’exécution ; l’inspiration générale au contraire, l’inspiration de la Divine Comédie, est profondément catholique. Il nous suffira donc de traverser rapidement l’époque païenne, et ce court préliminaire nous conduira vite aux âges chrétiens, que nous avons hâte d’aborder.

I. — L’ANTIQUITÉ. — ER L’ARMÉNIEN. — THESPÉSIUS. — LA BIBLE.

Entouré de mystères, assistant comme un acteur égaré et sans souvenir au spectacle de ce monde, l’homme, dès qu’il s’inquiète du problème de sa destinée, a volontiers foi dans l’inconnu, dans l’invisible. La logique le mène à la notion d’une autre vie, les religions la lui enseignent, et dès-lors il se préoccupe de l’existence future : son imagination peuple à son gré ces contrées mystérieuses du châtiment et de la récompense. De là, à l’origine même des sociétés, et, sans parler de l’Orient, dans l’antiquité grecque et latine, une mythologie qui prend l’homme au cercueil, le suit dans les ténèbres de l’autre monde, et vient raconter ce qu’elle sait des morts à ceux qui vivent