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JEAN-PAUL RICHTER.

dire, le critique ne voit que ce que l’auteur conserve et non ce qu’il rejette. À ce compte, il serait à désirer que les auteurs appendissent pour les critiques, à la fin de leurs œuvres, la collection complète de toutes les idées pauvres et saugrenues qu’ils ont évincées sans ménagement, d’autant plus qu’ils finissent toujours par le faire complètement à la dernière édition, lorsqu’on les voit amonceler et arranger pour les lecteurs d’élite un mauvais tas de balayures des premières éditions, un peu comme certains régimens prussiens qui doivent mettre de côté la crasse des chevaux pour montrer au besoin qu’ils ont étrillé. »

Cependant on arrive à Gefrees, la voiture s’arrête un instant à la porte de l’auberge, puis repart avant que Jean-Paul ait pu l’atteindre et distinguer les traits de sa mystérieuse héroïne, ce que voyant notre poète plante là son critique et se met à courir à toutes jambes. Voilà donc la caravane organisée : d’abord le char fuyant dans la lumière, puis Jean-Paul, puis Fraischdörfer, l’idéal, le poète et le critique. J’ignore si l’allégorie était dans la pensée de l’écrivain, mais quoi de plus facile que de l’y trouver ? Ce phaéton de campagne, transformé en une sorte de char lumineux d’Élie, Kron-Elias, und Sonnenwagen, ressemble bien à l’idéal que les poètes chassent dans le vague, à cette insaisissable merveille qui s’éloigne toujours et vous échappe et finit, au moment où vous croyez l’atteindre, par faire place à la réalité quotidienne. Suivons l’aventure jusqu’à son dénouement. Arrivée à Berneck, la belle conductrice arrête son char et va descendre, lorsque Jean-Paul arrive tout essoufflé, s’élance au-devant d’elle et reconnaît, ô prodige ! une douce et charmante prima donna qu’il a déjà mise en scène dans l’une de ses préfaces, la préface de Siebenkaes. C’est-à-dire que l’héroïne romanesque, cette Laure sous les citronniers verts, cette Béatrix emportée tout à l’heure dans son manteau de flamme, n’est autre que Pauline, fille de feu le capitaine et négociant Ohrmann et fiancée au juge Weyermann.

« — C’est vous, monsieur Jean-Paul ? Comment se fait-il que nous nous trouvions ici tous les deux ? s’écria la jeune miss, dont le visage s’enlumina d’une rougeur plus vive.

« À ces mots, Fraischdörfer devint de la couleur d’une écrevisse ; il apprenait, à n’en plus douter, que j’étais l’auteur en personne qu’il venait de critiquer si impitoyablement sur la chaussée. Le pauvre homme, ainsi mystifié, balbutia quelques paroles, puis en trois temps il avait disparu comme la neige de mai.