Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/687

Cette page a été validée par deux contributeurs.
683
JEAN-PAUL RICHTER.

femme inconnue, tout homme, en supposant qu’il ait déjà, dans sa vie, rencontré et oublié trente mille idoles[1], se remet aussitôt à prendre cette trente mille et unième pour la première véritable et authentique sainte Vierge, pour la mère de Dieu, pour la divinité même. Bon ! la dame que je poursuivais disparut tout-à-fait dans le bois, et je demeurai seul sur la chaussée. »

Jusque-là tout va bien, et la route partagée ainsi est encore assez agréable, lorsqu’après quelques instans de marche notre homme rencontre, herborisant autour de la potence, un certain conseiller artistique, Fraischdörfer, philistin s’il en fut jamais, philistin littéraire, c’est-à-dire le plus sot, le plus lourd, le plus assommant de tous les philistins. Troublé à la fois dans ses élucubrations poétiques et dans son excursion romanesque, Jean-Paul dit adieu bien à regret aux aimables fantaisies du moment, et, pour donner le change au personnage, imagine de se faire passer pour le héros lui-même du roman de Quintus Fixlein.

« Vous voyez ici, dis-je au conseiller, le célèbre Égide Zébédée Fixlein, dont monsieur mon compère Jean-Paul prétend publier une nouvelle biographie. »

À ces mots Fraischdörfer ouvre de grands yeux et se dispose à profiter des documens qu’une si précieuse rencontre ne peut manquer de lui livrer.

« Il s’enquit de mon caractère et de ma manière de vivre, et chercha à savoir si l’un et l’autre s’accordaient avec ce qui était imprimé. À mesure que je lui répondais, je remarquai qu’il notait aussitôt chacune de mes paroles sur ses tablettes, donnant pour raison à ce manège qu’il ne pouvait rien retenir par cœur ; il m’avoua de plus qu’il suffirait de mettre le feu à son cabinet d’études et d’incendier ses livres et ses extraits pour lui enlever à l’instant toutes ses connaissances ainsi que ses opinions sur quoi que ce soit, car il tenait le tout enfermé dans sa bibliothèque et ses tiroirs. De là venait, poursuivit-il, que sur le grand chemin il était d’ordinaire ignorant et sot, une copie, pour ainsi dire une faible silhouette de son propre moi, le représentant, en quelque sorte, le curator absentis de son individualité !….

« En, passant à Münchberg, le conseiller artistique se fâcha tout rouge. Il me demanda si les édifices étaient autre chose que des

  1. « Varron porte à trente mille le nombre des divinités païennes. »

    (Note de Jean-Paul.)