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JOB ET JÔ-UENN.


Et quand Mélen, ton jeune garde,
Couché sous un genêt fleuri,
Te jouait un air de bombarde,
Tu bondissais comme un cabri.

Mais passe un jour dans ce domaine
Un Normand, effroi des troupeaux ;
Et jusqu’à Paris on t’emmène,
Paris, cet enfer des chevaux.

Adieu la lande ! adieu la grève !
Les prés où l’on broute au hasard !
Tu resteras sans paix ni trêve
Dans les tenailles d’un brancard.

Hélas ! sans paix et sans relâche,
Bien d’autres malheureux, crois-moi,
Comme toi vivent à la tâche,
Au travail meurent comme toi…

Mais, chut ! l’heure de l’agonie
Soulève et fait battre son flanc :
Jô-uenn, ta souffrance est finie !
Dors, Jô-uenn, le bon cheval blanc !

Pourtant une rumeur confuse
Éveille encor l’agonisant,
L’air lointain d’une cornemuse
De quelque noce d’artisan.

À cette voix, la pauvre bête
Tente un mouvement convulsif ;
Puis, laissant retomber sa tête,
Ferme son œil doux et pensif.

Pour tous ceux que leur sort enlace,
Pitié ! cœurs sans espoir, corps usés de travaux,
Tous pareils en misère à ces pauvres chevaux,
Qui, sous l’équarrisseur, mornes, la tête basse,
Attendent qu’on leur donne enfin le coup de grace,
Signal de l’éternel repos.


A. Brizeux.