Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/599

Cette page a été validée par deux contributeurs.
595
HISTOIRE DU DIABLE.

et le font en quelque sorte le vice-roi tout-puissant de ce monde, c’est qu’ils cherchent à sauver le dogme de la toute bonté divine, et ils se rejettent ainsi dans l’hérésie pour échapper au blasphème.

Chose vraiment remarquable et triste ! des superstitions inouies s’entassent autour du dogme comme les masures au pied des cathédrales, et, quand l’esprit d’examen s’insurge, il s’attaque au dogme et respecte, les superstitions ! Ainsi l’hérésie nie tour à tour la divinité du Christ, la pureté de la Vierge, les sacremens, la morale même de l’Évangile ; mais elle respecte le diable, elle exalte sa grandeur, et recule même, avec Luther, les bornes de son empire. Vivante incarnation des sept péchés qui tuent l’ame, Satan est comme un second dieu dans la création, le dieu des méchans, des ambitieux, des avares. L’adoration se partage en quelque sorte, et, tandis que le mysticisme cherche en Dieu, dès cette vie, le repos, la connaissance absolue, tous les biens immortels, la sorcellerie cherche dans le démon la santé, la puissance, la science, la fortune, l’amour, tous les biens périssables. Cette antique et sombre légende du diable est peut-être le symbole le plus amer de la tristesse infinie qui est dans tous les temps et dans toutes les choses, des semences du vice, de l’obscur instinct du mal qui est au fond de toutes les ames, et, malgré sa folie, son impiété même, elle a exercé sur le passé une influence utile. Dans cette vie, qui est tout à la fois une expiation et une épreuve, le chrétien, en face de cet ennemi qui l’obsède, est toujours armé pour le combat et soutient la lutte avec confiance, car il sait que Satan ne peut vaincre que celui qui cède la victoire : Non vincit nisi volentem. Les luttes des saints et leurs triomphes raniment, par l’exemple du courage et de l’effort, son courage prêt à faiblir, et dans les plus naïves légendes le dogme imprescriptible de la liberté humaine reçoit une consécration nouvelle. Durant ce long règne, qui s’est maintenu pendant près de dix-huit siècles, Satan a inspiré plus de terreur que Dieu n’a inspiré d’amour ; mais par cette terreur même il a donné à l’homme, pour le bien, une force et une confiance qu’il ne puise pas toujours dans la foi, et plus d’un saint lui doit peut-être son auréole et son salut. Joseph de Maistre aurait-il raison ? L’exécuteur serait-il la pierre angulaire de toute société humaine ? et, pour maintenir dans le devoir ce monde indocile et turbulent, Dieu, comme les rois mal obéis, a-t-il besoin d’un bourreau ?


Ch. Louandre.