Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/592

Cette page a été validée par deux contributeurs.
588
REVUE DES DEUX MONDES.

estimée par l’homme et le démon dix écus, c’est là, ce me semble, une ironie bien amère !

Soyons juste cependant, même envers le diable : lorsqu’il contracte avec l’homme, Satan remplit ses engagemens avec une conscience singulière. Le superbe dépouille son antique orgueil ; il se laisse enfermer dans des coffres, dans des boîtes ; il se laisse même mettre en bouteille. Le pape Sylvestre, Simon-le-Magicien, Faust, l’avaient condamné à entrer, pour les servir, dans le corps d’un chien noir, et on l’avait vu sous cette même forme, et sous le nom de Monsieur, attaché pendant plusieurs années à la personne d’Agrippa. Tristes complaisances d’un jour qu’il fallait payer d’une éternité de souffrances ! car Satan ne se donnait pas, il se vendait, et se vendait cher. Le malheureux qui l’achetait souscrivait à son ordre un billet remboursable à vue, et, dans un délai fixé, il s’engageait à se livrer corps et ame. Cette terrible inféodation dans les domaines de l’enfer, avait, comme les contrats de la vie civile, sa jurisprudence et son style. C’était une véritable contrainte par corps sans délai et sans merci. La légende de Théophile, rêvée primitivement par Eutychien et transmise aux trouvères du XIIIe siècle par Siméon-le-Métaphraste et la nonne de Gandersheim, atteste que cette croyance aux pactes infernaux remonte aux origines même du christianisme. Heureusement l’église, à l’aide des exorcismes, forçait souvent le démon à se désister des titres de sa créance, et, dans le trafic des ames, ce banquier de tous les gens ruinés, qui faisait l’usure comme les juifs, éprouva comme eux plus d’une banqueroute.

On le voit : sur cette terre de misère et de douleurs, que les manichéens disaient née des pleurs de la tristesse et du désespoir égarés dans le vide, Satan avait tout à la fois des maîtres et des esclaves, des adorateurs et des ennemis implacables, une famille et des vassaux nombreux. Ce roi redouté, ce suzerain puissant qui possédait des fiefs dans tous les royaumes du monde, tenait, comme les rois et les barons du moyen-âge, cour plénière et lit de justice. Chaque année, la nuit de la Saint-Jean, chaque semaine, la nuit du jeudi au vendredi, il invitait à des fêtes solennelles, à des conciles impies, les adultères, les envieux, les hérétiques, les juifs, les femmes perdues, les filles qui souhaitaient de se perdre, et les méchans destinés à l’enfer arrivaient de tous les coins du monde à ces assemblées ténébreuses, si long-temps célèbres sous le nom de sabbats. Le diable, pour épargner à ses hôtes les fatigues du voyage, leur donnait un onguent magique à l’aide duquel ils traversaient l’espace à cheval sur un balai avec la rapidité de la pensée. Quelquefois même il leur prêtait ses épaules ; mais ce mode de transport n’était point sans péril, car il arrivait souvent qu’au milieu du voyage, le malin esprit, par simple fantaisie de mal faire, se cabrait comme un cheval rétif qui sent les éperons, et les cavaliers désarçonnés se brisaient le corps en tombant de la région des nuages.

Il est parlé dans les Capitulaires de femmes qui voyageaient la nuit à tra-