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la tête, leur langue roulée comme un cornet pend sur leur menton[1]. Des mouvemens convulsifs les enlèvent d’un seul bond à plusieurs pieds de terre, et ils retombent sur la tête sans se blesser. Félix de Nole en a vu qui marchaient comme des mouches sous les voûtes des églises. Saint Martin en a connu d’autres qui restaient pendant plusieurs heures suspendus dans les airs, les pieds tournés vers le ciel, sans que la pudeur fût offensée. La présence ou le contact des choses saintes redouble leurs souffrances et leur tristesse. Lorsqu’on leur donne de l’eau bénite à boire, leurs lèvres s’attachent au vase sans qu’il soit possible de les en séparer. Placés devant l’hostie, ils se replient en cercle, et leurs membres craquent comme un morceau de bois mort quand on le casse. Malgré cet ébranlement universel et profond de l’être, l’intelligence des possédés brille par instans d’une lumière plus vive. Ils savent le passé et l’avenir ; ils parlent toutes les langues sans les avoir jamais apprises, et, chose plus surprenante ! sans remuer les lèvres. Mais si troublée que soit leur ame, elle n’est point cependant altérée dans sa substance. La chair appartient au démon, l’ame appartient à Dieu. L’église d’ailleurs, pour déloger cet hôte incommode, savait de mystérieuses formules, de redoutables sommations. Quelquefois même elle soumettait les possédés à un véritable traitement hygiénique. « L’énergumène, dit saint Martin dans l’exorcisme qui porte son nom, l’énergumène jeûnera quarante jours et quarante nuits ; la première semaine, il mangera pour toute nourriture du pain froid cuit sous la cendre, et il boira de l’eau bénite ; les cinq semaines suivantes, il pourra prendre du vin, manger du lard, mais il aura soin de ne point s’enivrer, et il s’abstiendra de la tanche et de l’anguille (sans doute parce que l’anguille rappelle le serpent, qui lui-même rappelle le démon). S’il se lave les pieds, la face ou toute autre partie du corps, il se lavera seulement avec de l’eau bénite. Il ne tuera pas et ne verra pas tuer ; il évitera de souiller ses yeux en regardant des cadavres, et quand le prêtre se présentera pour l’exorciser, il boira de l’absinthe, usque ad vomitum[2]. » Saint Pacôme avait une autre recette : il faisait manger aux possédés du pain bénit coupé par petits morceaux qu’il cachait dans des dattes. Saint Hubert ordonnait les bains, et il arriva en 1080 qu’un possédé ayant été par son ordre placé dans un tonneau d’eau froide, le diable, qui ne pouvait s’échapper par la bouche, se retira sous une forme tout aérienne, avec la violence d’une petite trombe, et défonça le tonneau[3].

La sorcellerie, comme l’église, intervint dans les possessions ; elle avait enseigné l’art d’appeler le diable, elle enseigna l’art de le chasser. Mais l’église, dans sa plus grande crédulité même, avait su profiter de la terreur et de la souffrance pour tourner l’homme vers le bien, en lui montrant la foi, l’espérance et la pureté du cœur comme le seul remède à ses maux. La sorcellerie,

  1. Boulaize, Trésor de la victoire du corps de Dieu, 1578, in-8o, pag. 71.
  2. Martene, De Antiq. ecclesiæ ritibus, t. II, p. 993.
  3. Lebrun, Hist. des pratiques superstitieuses, t. II, p. 28.