Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/584

Cette page a été validée par deux contributeurs.
580
REVUE DES DEUX MONDES.

métamorphose est complète ; il a dépouillé ses formes monstrueuses et bestiales, il s’habille à la dernière mode, se larde de rubans, porte épée et plumet : on dirait un seigneur de la cour. Sur cette limite indécise de la société moderne, sa légende résume toutes les terreurs, toutes les ironies du passé ; ces noms sombres et menaçans des premiers jours, ces noms d’éternel ennemi, de serpent, sont remplacés par des sobriquets bouffons, et le vaincu de l’abîme n’est plus que le pâtissier, le cuisinier de l’Achéron.

Dans ce temps de moquerie cynique, les excommuniés, en frappant leur abdomen rebondi, disent au curé de leur paroisse : Voyez, l’anathème ne fait pas maigrir ! Le diable, en fait d’impiété, ne le cède pas aux bourgeois goguenards, et se moque même de l’eau bénite. Rabelais, à son tour, se moque du diable et de l’enfer. Et cependant, par une contradiction étrange, au moment même où surgit un scepticisme inoui, les traditions qui s’en vont se réveillent, on l’a vu par l’exemple de Luther, comme au Ve siècle les traditions du druidisme s’étaient ranimées dans la Bretagne ; effort impuissant de tout ce qui tombe, de l’homme qui meurt et de l’idée qui s’éteint ! Roi dont le trône chancèle, Satan garde jusqu’à la veille même du dernier revers sa puissance et ses courtisans ; mais le dernier revers arrive bientôt, définitif, inexorable. Le démonographe Vier, le premier au XVIe siècle, avait attaqué le diable dans un pamphlet qui n’était pas sans logique ; deux siècles plus tard, Voltaire, aussi malin que Satan, lui fit avec sa plume une guerre plus redoutable que les moines avec leurs goupillons ; et depuis Voltaire, après avoir chanté les noces du pape, Béranger a chansonné la mort du diable. Mais, hélas ! est-il bien vrai que le diable soit mort ?

Telle est, rapidement contée, l’histoire de la vie publique de Satan, et de son rôle officiel dans l’administration du monde. Affliger, tromper, séduire et punir, telle est la mission qui lui avait été tracée par Dieu même, et cette mission, on l’a vu, il l’a remplie fidèlement. Il nous reste maintenant à le considérer dans sa vie privée, pour ainsi dire ; à étudier ses mœurs, ses rapports intimes avec les hommes, ses liaisons, ses amitiés.

III.

Dans la vie du diable comme dans la vie de l’homme, l’amour est un épisode important. Le dragon qui dans l’antiquité visitait la mère d’Auguste, l’être supérieur et mystérieux qui partageait avec Philippe la couche d’Olympias, se transforme au moyen-âge en incube et en succube, c’est-à-dire en homme et en femme. Le diable est amant, époux et père, et ses galanteries sont attestées par de nombreux témoignages. C’était, du reste, une croyance commode et qui sauva plus d’un scandale dans les cloîtres, plus d’une douleur aux maris, qui ont souvent, comme l’a dit Menot, tant de choses à rapoincter dans leur ménage.