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étroites des villes : Satan, comme Erys dans la dernière nuit d’Ilion, court au milieu des débris pour attiser la flamme. J’ai vu dans une vieille ville municipale du nord cette légende naïvement traduite sur un beau tableau du XVe siècle. Dans les lointains des derniers plans, sous un ciel d’outre-mer, se dessine une enceinte fortifiée avec des tours à clochetons ; aux créneaux, des têtes grosses comme des tours regardent vers la campagne, et en dehors de l’enceinte une longue file de moines et des échevins portent en grande dévotion une châsse en forme d’église. Cette châsse est celle de saint Foillan : le feu vient d’éclater dans le faubourg, et comme, au moyen-âge, les reliques remplaçaient les pompes, les échevins, entourés de moines blancs, de prêtres qui chantent, d’enfans de chœur écarlates, se sont rendus avec la châsse de leur saint sur le lieu du désastre. La flamme révérencieuse s’est éteinte devant les reliques, et la procession rentre en ville en bénissant Dieu. Cependant le diable, qui guettait son départ, revient auprès des maisons qui s’éteignent ; muni d’un gros soufflet de forge, il souffle à tour de bras sur les cendres avec l’ardeur d’un alchimiste qui voit un lingot se cristalliser dans ses creusets. Le feu se rallume, comme si l’artiste avait voulu montrer que le soufflet du diable, dans les villes qui brûlent, est plus puissant encore que les os des saints.

Ici le démon est incendiaire ; ailleurs il est conspirateur, empoisonneur, assassin, régicide. En 1340, il entre à Paris dans un complot tramé par Robert l’Anglois et quelques moines allemands contre la vie de Philippe de Valois. — En 1118, Hugues de Crécy étrangle Miron de Montlhéry, son parent ; — Philippe répudie Berthe et enlève Bertrade ; — Jean-sans-Peur fait tuer le duc d’Orléans : — c’est le diable qui a voulu le meurtre et l’adultère ; il est plus coupable que Jean-sans-Peur, Hugues et Philippe. Dès les premiers jours du christianisme, on l’accusait d’avoir trempé dans ces crimes que l’humanité doit pleurer jusqu’aux derniers temps : selon saint Justin, il aurait inspiré les juges de Socrate comme plus tard il inspira ceux du Christ, et Justin, dans son indignation, lui reproche la condamnation du sage avec autant d’amertume que la condamnation du dieu. Toutefois, la responsabilité du mal que la primitive église fait peser sur Satan n’affaiblit en rien la responsabilité humaine. Le moyen-âge, au contraire, invoque ses incitations comme des circonstances atténuantes, et le diable, qui remplace le destin, devient l’excuse des coupables.

Jusqu’ici nous n’avons vu dans le démon qu’une victime de la colère céleste, un méchant qui se plaît au crime ; mais jamais, parmi les hauts fonctionnaires du monde invisible, les demiurges les plus occupés n’ont cumulé des emplois plus divers. Sur l’ordre même du juge qui l’a condamné, le diable se charge d’exécuter les hautes-œuvres de la justice divine ; il conseille le mal et le punit dans ce monde et dans l’autre, sur les vivans comme sur les morts c’est ainsi qu’il se fait le défenseur de l’orthodoxie, le complice de saint Dominique et de l’inquisition. Comme les sergens et les archers du moyen-âge, il va exploiter au lit des mourans et saisir à leur sortie les ames qui