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HISTOIRE DU DIABLE.

leur mettaient le doigt dans la bouche pour les faire bâiller, et chaque jour, à l’heure des offices, ces mêmes enfans éthiopiens recommençaient leur manége et attrapaient des ames par des distractions coupables. La terreur qu’inspirait le démon était si grande alors, que les moines se levaient pendant la nuit pour faire sentinelle et se défendre par la veille et la prière contre cet ennemi qui ne dort jamais.

Dans le repos de ses cloîtres sombres, l’Occident n’est ni moins crédule ni moins effrayé. Qu’un mystique bâtisse sur les flots troublés du monde une de ces citadelles saintes qui sont l’asile de la prière, le diable s’éveille et prend corps à corps le fondateur et les disciples. Il sait que l’ordre de saint Benoît doit enlever de nombreux sujets à l’enfer, et il dirige contre cet ordre célèbre ses attaques les plus vives. L’abbé de Cluny se met en route pour de pieuses visites et de saintes conquêtes : le diable, qui l’épie, se déguise en renard, et, se plaçant en embuscade sur son chemin, lui saute au cou pour l’étrangler. Sulpice-le-Pieux se rend de nuit à l’église, précédé d’un enfant qui porte un cierge, et le diable, comme ce hibou du Lutrin, qui éteignit la lumière dans la main de Boisrude, s’abat à grand bruit d’ailes sur le cierge, en s’efforçant, à coups de bec et d’ongles, de crever les yeux de Sulpice[1]. Tout noir de crimes comme la Discorde, il ne sort comme elle d’un couvent que pour courir dans un autre. Au temps de saint Norbert, il s’attaque aux prémontrés ; il va dans leurs cuisines empoisonner leur dîner, et lorsqu’ils veulent boire, il se montre au fond de leurs gobelets sous la forme d’un énorme crapaud tout gonflé de venin. À Citeaux, il arrose le poisson des moines avec de la fiente de cheval au lieu de sauce, et les jours de jeûne il leur sert des oies rôties, pour les tenter par le fumet et leur faire rompre la sévère observance de la règle. Au XIIe siècle, il tourmente l’abbé Guibert dans son couvent de Nogent-sur-Seine, et toutes les nuits il apporte dans sa cellule, au pied de son lit, les cadavres des hommes qui avaient péri de mort violente. Plus tard, chez les dominicains de Florence, il obséda Savonarole ; quand le hardi prêcheur faisait la ronde du soir, l’esprit malin amassait autour de lui des vapeurs tellement épaisses, que le dominicain se trouvait comme enfermé dans une prison de nuages, et, quand il voulait dormir, le diable le réveillait, en criant : Savonarole ! Savonarole ! et en changeant chaque fois la prononciation de son nom.

Dans cette nuit du moyen-âge, toute peuplée de fantômes, ce ne sont pas seulement les moines qui ont à souffrir des colères du diable, c’est l’humanité tout entière. Ces orages que la méchanceté de Satan soulève dans les plus secrètes profondeurs de l’ame humaine, elle les soulève aussi dans les élémens. Le vent souffle avec violence, couchant les moissons sur la terre, et faisant tourbillonner comme des feuilles mortes les lames de plomb qui couvrent les toits des églises : c’est que le diable tousse. La terre tremble : c’est que le diable se remue dans l’enfer ; l’incendie serpente à travers les rues

  1. Acta SS. Bened., t. II, p. 168.