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ment exact. Est-ce une intelligence servie par des organes ? Est-ce un corps ou un esprit ? Ce n’est pas un esprit, car, suivant la définition de l’école, un esprit, c’est ce que l’œil ne peut voir, ce que l’oreille ne peut entendre. Or, on voit le diable, on l’entend, il parle. Ce n’est pas un corps, car on ne peut le saisir sous une forme tangible, et il franchit les distances avec la rapidité de la pensée. C’est un être indéfinissable et pour ainsi dire impersonnel ; c’est le Protée antique dans ses métamorphoses les plus étranges. Aux jours voisins du paganisme, sur la limite indécise du monde moderne et du vieux monde, il s’habille de la défroque de l’Olympe : il emprunte aux animaux fabuleux de la mythologie, au dragon, à l’hippocentaure, leurs formes fantastiques, aux faunes et aux sylvains leurs pieds de boucs et leurs lascives ardeurs. Comme ce génie gourmand qui sortait du tombeau d’Anchise pour goûter les viandes, il aime à flairer le sang des victimes, à lécher les chairs des sacrifices, et il reste ainsi pendant long-temps une sorte de fantôme à demi païen. Son corps, formé des vapeurs qui montent de la terre ou des parties les plus grossières de la substance éthérée, n’est qu’un simulacre impalpable qui rappelle la seconde enveloppe de la philosophie antique, simulacre subtil comme les nuages, sur lequel cependant la flèche et l’épée produisent une impression douloureuse, et qui laisse, en se consumant par le feu, des cendres pareilles à celles de l’homme. C’est un spectre, ce n’est pas encore un monstre. Mais, à travers le moyen-âge, la superstition elle-même se dégrade ; le diable se matérialise, et, dans ses innombrables métamorphoses, il parcourt l’échelle entière de la création. Homme informe et inachevé, nain ou géant, il est ridé, velu, aveugle comme les taupes, noir comme les forgerons barbouillés de suie ; il a des griffes comme les tigres, des crocs comme les sangliers : il se change, au gré de ses caprices, en ours, en crapaud, en corbeau, en hibou, en serpent, car il aime cette forme qui lui rappelle sa première victoire, et, ce qui n’est pas moins bizarre, en queue de veau[1]. Quelquefois aussi, à en croire le démonographe Psellus, il se montre couvert d’écailles comme les poissons et il respire comme eux, en absorbant l’air par ces écailles. Lorsqu’il veut induire au péché les prêtres et les moines, il emprunte à la femme les séductions de sa grace, ce teint luisant et vermeil, ces doigts effilés qui charmaient les chevaliers, cette cambrure des reins que la Bible a maudite parce qu’elle est fatale à l’homme. Il y a plus ; en 1121, il apparut avec trois têtes à un moine prémontré, et lui dit : Je suis la Trinité, adore-moi[2]. Au XVIe siècle, il apparut en forme de crucifix ; quelquefois il prend la tonsure et les habits sacerdotaux, et, la crosse épiscopale à la main, la mitre sur la tête, il bénit les populations dévotes qui s’agenouillent sur son passage ; on assure même qu’il a chanté vêpres dans l’église de Clairvaux, dans

  1. Alio tempore transformat se dæmon in caudam vituli… (Tissier, Biblioth. Cisterciensis, II, 129.)
  2. Mingi, Fustis dæmonum, pag. 27, 1584, in-8o.