Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/56

Cette page a été validée par deux contributeurs.
52
REVUE DES DEUX MONDES.

y faire monter ; enfin elle promène au fond des grands parcs une enfance farouche et solitaire. Quand vient la jeunesse, ce qui serait chez d’autres vague inquiétude et curiosité naïve devient chez elle insupportable malaise et désir impérieux de savoir. Elle effraie sa mère par l’ardeur de ses études, elle se plaît à éveiller autour d’elle dans la bibliothèque où elle s’enferme, des voix qui confondent son esprit et troublent ses sens. Elle retire de l’ombre et de la poussière des livres dont elle écoute le langage, si bizarre et si hardi qu’il lui paraisse ; elle n’est pas sortie de la retraite, et il n’y a pas de discours qu’elle ne se soit accoutumée à entendre. Mais voilà qu’elle a dix-huit ans, et le moment est venu où l’on croit que sa destinée de femme va s’accomplir ; c’est pour la destinée de poète qu’elle a grandi. Elle cherche dans le mariage la liberté ; l’obscur et paisible royaume qu’un honnête homme lui confie ne lui convient pas ; il lui en faut un qui n’ait point de limites. Tout le monde s’est attendri, en lisant des contes allemands, sur ceux qui se laissent ensorceler par des filles de l’air ou des filles de l’onde au point de les prendre pour femmes. Le lendemain, quelquefois même le soir de leurs noces, en se promenant avec leurs épousées sur une montagne ou sur le bord d’un lac, ils les voient s’envoler dans les nuages ou disparaître sous les eaux. Celui qui s’est uni à une femme poète a épousé, lui aussi, l’habitante d’un autre élément que le sien. Un jour qu’il est à côté de celle dont la loi le dit seigneur et maître, il s’aperçoit que tout à coup elle se met à s’élever si haut, si haut, qu’il lui est impossible de la suivre. Entre un être qui rampe et un être qui vole une union ne peut pas long-temps subsister : la femme poète rompt avec son mari, et l’existence telle qu’elle l’a désirée si long-temps commence pour elle. C’est alors qu’a lieu ce renversement des lois humaines dont il est permis de s’indigner. Celle que Dieu a mise sous la sauve-garde de sa faiblesse et de ses terreurs étouffe ses terreurs et lutte contre sa faiblesse. Elle cherche les émotions bruyantes et se livre aux scandaleuses amours. Vous souvenez-vous de cette Catherine II qui changeait de favoris comme Louis XV changeait de maîtresses, montait à cheval, portait des vêtemens larges et affectait des allures d’homme ? C’est ainsi que je me l’imagine. La couronne du poète, en se posant sur un front de femme, y fait germer les mêmes pensées que le diadème de l’empereur. Celle qui poursuit l’agrandissement de son empire au milieu des empires de la terre, et celle qui rêve des conquêtes dans le monde de l’intelligence, doivent avoir même vie, comme elles ont même but. Toutes deux,