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Il y en avait d’autres auxquels on faisait faire des voyages improvisés dans des lieux inconnus. « Je fus entouré par la foule, dit un électeur de Newmarket, et je fus traîné dans la maison que je venais de quitter. On me mit sur un cheval et on m’emmena à quatre milles de là. On me fit promener dans des montagnes que je n’avais jamais vues auparavant ; on me fit entrer dans une maison, et j’y restai plusieurs jours. Ceux qui m’avaient emmené dirent aux gens de la maison de me garder, de ne me laisser manquer de rien, et de me donner à boire et à manger à discrétion. »

Si de pareilles mœurs pouvaient être excusées et justifiées, elles le devraient être en Irlande, où il ne reste à la race dépossédée que cette seule ressource contre l’oppression. Mais ce genre d’intimidation, qu’on pourrait appeler l’intimidation de bas en haut, en opposition avec l’intimidation de haut en bas, a, sauf quelques exceptions dont nous parlerons, presque entièrement cessé d’exister en Angleterre depuis la réforme. Les mœurs, ou du moins les mœurs extérieures, y ont beaucoup gagné : de grands scandales ont cessé d’affliger la pudeur publique ; mais la liberté des électeurs et l’indépendance des votes ont-elles participé à cette amélioration ? Nous ne le croyons pas. Bien plus ; ainsi que nous l’avons dit, l’acte de réforme n’a fait, sous certains rapports, qu’ouvrir de nouvelles portes à la perversion des mœurs électorales, et toute l’influence dont disposait l’intimidation illégale a été jetée dans la balance de l’intimidation légale et de la corruption. Encore une fois nous ne voudrions point médire de l’acte de réforme. Ç’a été une mesure grande, juste et libérale ; toutefois, il ne faut pas imaginer qu’elle ait atteint sensiblement la puissance de l’aristocratie. Pouvait-on raisonnablement croire que le parti whig, qui comptait autant de grands propriétaires que le parti tory, et qui contenait dans son sein le plus noble et le plus vieux sang de l’Angleterre, celui des Howard, des Russell, des Cavendish et (en ce temps-là) des Stanley, introduirait de ses propres mains dans la constitution anglaise la prédominance de l’élément démocratique ? Il est extrêmement curieux de voir comment s’y prirent les auteurs du bill de réforme pour étendre la base du droit de suffrage sans altérer l’essence aristocratique des institutions, et comment, de son côté, le parti de la résistance s’empara de l’arme libérale que l’on voulait tourner contre lui, et sut trouver de nouveaux élémens de force et d’autorité dans ce qui devait, disait-on, porter un coup mortel au monopole dont il jouissait depuis tant de siècles.