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en granit égyptien. Les pieuses théories grecques partaient de ce temple pour remonter le fleuve infernal, à travers le marais achérusien, dont les exhalaisons phosphorescentes, voltigeant encore la nuit sur ses eaux, justifient la peinture que faisaient les poètes des vagues enflammées du Phlégéton. La chapelle d’Apia-Glykys, la sainte douce (surnom grec de Marie), retentit aujourd’hui des louanges de la Vierge, qui a succédé à Proserpine dans le culte des habitans de Cichyre. Enfin le Cocyte, affluent de l’Achéron, est retrouvé par les archéologues dans le torrent de Vava, qui descend des monticules de Margariti. On fait ainsi le procès au savant Meletius, qui, né à Janina, avait vu tout l’enfer homérique autour de sa ville natale ; mais on oublie que d’autres lieux, décorés des mêmes noms, se trouvent près de Naples, et que les anciens avaient plus d’une porte pour descendre dans l’empire des morts.

Le fertile plateau qui termine l’Albanie grecque au-dessous du Pinde s’appelle encore Champs-Élysées. Là on peut savourer avec délices toute la poésie de la vie rustique, surtout quand les belles paysannes épirotes, parées des roses de mai, se répandent dans les bocages pour y célébrer par leurs danses l’épithalame de Flore et du Printemps. Parmi les villages des Champs-Élysées se remarquent Bonila, qui fut tout entier peuplé de pauvres Bulgares enlevés de leurs foyers par Ali-Pacha durant son expédition contre Pasvan-Oglou ; Rodostopos (le lieu des roses), et Protopapas, petit fort sur un roc aride, mais pittoresque. Cette magnifique plaine, d’une étendue de cinq à six lieues, est située entre le lac d’Orako et les contre-forts du Pinde, qui ne sont pas moins rians que l’Élysée. Si le despotisme laissait se développer librement les tribus de ces vallées, de belles cités ne tarderaient pas à y surgir ; le génie et l’activité grecs s’y réveilleraient avec une vigueur nouvelle ; les bosquets du Pinde et de l’Élysée redeviendraient, comme autrefois, le séjour d’une population heureuse et calme. Aujourd’hui le Grec n’y vit que dans la terreur, et, si les orages qui agitent toujours les chênes de Dodone ne le font plus frissonner, en revanche tout courage l’abandonne au seul bruit des pas d’un Osmanli. Toutefois, derrière ces Grecs timides, il y a les Grecs indomptés des monts Agrafa, et une armée conquérante serait mal reçue dans ces vallées. Les Thésée et les Pirithoüs nouveaux qui se hasarderaient dans l’Épire ne seraient pas mieux traités que leurs devanciers par les héroïques brigands du Cocyte et de l’Achéron. L’empire ottoman fût-il démembré, l’Albanie pourrait rester encore long-temps indépendante, car un gouvernement euro-