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ce peuple a vécu en contact direct avec l’Européen, comme dans les îles ci-devant vénitiennes et dans le royaume de Naples, qui renferme de nombreuses colonies albanaises, les phars ont pris peu à peu les formes féodales ; mais dans l’Albanie intérieure ils ont conservé le caractère démocratique inhérent à toutes ces populations.

Par un esprit de famille trop exclusif, les Albanais se sont, pour ainsi dire, parqués en une foule de petits foyers ou phars. Chacun de ces groupes, occupant sa koula (tour fortifiée), croit, à l’abri de ses créneaux, pouvoir défier les autres, et, par un amour exagéré de la famille, refuse d’accorder justice aux phars voisins qu’un de ses membres a lésés. Ainsi l’excès de liberté et de puissance de la famille rend nécessaire la justice privée : dès-lors un seul meurtre en amène souvent des centaines, commis par représailles. Ces faïdas domestiques s’appellent tcheta, mot tatare encore usité chez les Turcomans de l’Anatolie pour désigner l’attaque des caravanes marchandes[1]. L’embuscade dressée pendant la tcheta prend le nom de tchak. Ce qui se passe actuellement en Algérie, entre les tribus amies de la France et les tribus ennemies, peut donner une idée des razzias d’Albanie, de l’Hertsegovine et du Monténégro. Les phars en guerre s’enlèvent leurs troupeaux, détruisent leurs maisons, déracinent leurs arbres fruitiers ; on n’épargne que les églises et les femmes. Au milieu des plus furieuses tchetas, la femme reste sacrée et peut circuler librement d’un village à l’autre.

Deux Albanais de clans différens ne s’abordent guère qu’en se demandant : Koum phis ? de quel feu ou de quelle race ? et ils prononcent ces mots la main posée sur leurs pistolets, chacun pensant que peut-être la tribu de l’inconnu doit une tête à la sienne. Toute la morale sociale de ces peuples repose sur la terrible maxime Ko ne se osveti, on ne se posveti, — qui ne se venge pas ne se sanctifie pas, — c’est-à-dire sera damné pour avoir encouragé par sa lâcheté la violence des autres. C’est le plus proche parent de la victime qui est tenu de la venger ; si de deux frères l’un tue son père, le devoir de l’autre est d’immoler aux mânes paternels son propre frère ; s’il ne le fait pas, son fils le remplace dans l’accomplissement de la vengeance, et ainsi de suite jusqu’au dernier rejeton de la race. Au lit de mort, un vieillard énumère les têtes moissonnées dans son clan, et recommande pieusement à ses fils les vengeances qu’ils auront à poursuivre. Quand le phar attaqué est très considérable, on voit

  1. En vieux ilirien, chteta signifie pillage, et chtetovati aller en maraude.