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est l’objet de croisemens parfaitement entendus. Le brun est invité à choisir une blonde, la blonde un brun ; le montagnard recherche la fille des plaines, l’homme du nord la vierge du midi. On a ainsi des sujets de toutes les nuances et de magnifiques produits. Dans les moindres actes de la vie, les Icariens procèdent avec ce soin méthodique : la loi a tout prévu, tout réglé, jusqu’aux heures du lever et du coucher. À cinq heures du matin la population entière est debout, à dix heures du soir elle se met au lit. Pendant l’intervalle consacré au sommeil, on ne trouve pas une ame dans les rues ; la police se fait d’elle-même. L’Icarie a pourtant négligé d’emprunter à Morus et aux jésuites du Paraguay deux institutions fort originales. L’une obligeait les fiancés à se voir sans vêtemens, afin que sur aucun point il n’y eût de surprise ; l’autre, imaginée par les bons pères, consistait à éveiller les couples une heure avant le lever, on devine dans quel intérêt. Mais ces omissions sont amplement réparées par la vigueur du régime alimentaire auquel le grand Icar a soumis la contrée. Quelles facultés gastriques ne suppose pas la loi suivante, courte, mais expressive. « Avant-déjeuner à six heures du matin. — Déjeuner à neuf. — Dîner commun à deux heures. — Souper de neuf à dix heures du soir. » Voilà ce qui s’appelle vivre. Il n’y a qu’une civilisation arriérée qui puisse se soutenir avec deux repas.

Il serait trop long de suivre lord Carisdall dans son pèlerinage en Icarie et de raconter l’histoire de ses singulières amours ; mais il est impossible de passer sous silence la thèse que soutient un sage du pays, Dinaros, en faveur du principe de la communauté. Ce vertueux Icarien, l’orgueil de sa patrie, semble surtout préoccupé du désir de se chercher des complices dans l’univers. Le moindre mot en faveur de l’égalité lui semble avoir la valeur d’une adhésion formelle, et il parvient à convertir ainsi en Icariens presque tous les philosophes passés et présens. Il est difficile de se tirer des mains de ce sage sans payer un tribut forcé à sa manie de prosélytisme : une phrase, un axiome, une généralité souvent fort innocente, lui suffisent pour compromettre un écrivain ; il voit des Icariens partout. Voici d’abord Agis et Cléomène qui sont Icariens et communistes, puis Socrate, Pythagore, Plutarque, les Gracques, Grotius, Puffendorf, Locke, Montesquieu, Mably, Turgot, tous communistes. Le sage d’Icara va plus loin : il fait un communiste d’Hobbes, qui disait que l’homme est un loup pour l’homme, ce qui équivaut à proclamer la communauté des loups ; il appelle Napoléon un communiste, Bossuet un communiste. Washington n’échappe pas à cet enrôlement univer-