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SOUVENIRS DE GRENADE.

l’œillet placé au corsage ou dans les cheveux, et l’on répond par un tour de prunelle et une légère pression de doigts à leur serrement de main, lorsqu’on monte au balcon pour entendre passer la musique de la retraite. L’amour semble être la seule occupation à Grenade. L’on n’a pas parlé plus de deux ou trois fois à une jeune fille, que toute la ville vous déclare novio et novia, c’est-à-dire fiancés, et vous fait sur votre prétendue passion une foule de railleries innocentes, mais qui ne laissent pas de vous inquiéter en vous faisant passer devant les yeux de formidables visions matrimoniales. Cette galanterie est plutôt apparente que réelle ; malgré les œillades langoureuses, les regards brûlans, les conversations tendres ou passionnées, les diminutifs mignards et les querido (chéri) dont on fait précéder votre nom, il ne faut pas prendre pour cela des idées trop avantageuses. Un Français à qui une femme du monde dirait le quart de ce que dit sans conséquence une jeune fille grenadine à l’un de ses nombreux novios, croirait que l’heure du berger va sonner pour lui le soir même, en quoi il se tromperait ; s’il s’émancipait un peu trop, il serait bien vite rappelé à l’ordre et sommé de formuler ses intentions par devers les grands parens. Cette honnête liberté de langage, si éloignée des mœurs guindées et factices des nations du Nord, vaut mieux que notre hypocrisie de paroles, qui cache au fond une grande grossièreté d’action. À Grenade, rendre des soins à une femme mariée semble tout-à-fait extraordinaire, et rien ne paraît plus simple que de faire la cour à une jeune fille. En France, c’est le contraire ; jamais personne n’adresse un mot aux demoiselles ; c’est ce qui rend les mariages si souvent malheureux. En Espagne, un novio voit sa novia deux ou trois fois par jour, parle avec elle sans témoins auriculaires, l’accompagne à la promenade, vient causer la nuit avec elle à travers les grilles du balcon ou de la fenêtre du rez-de-chaussée. Il a eu tout le temps de la connaître, d’étudier son caractère, et n’achète pas, comme on dit, chat en poche.

Lorsque la conversation languit, l’un des galans décroche une guitare et se met à chanter, en grattant les cordes de ses ongles et en marquant le rhythme avec la paume de sa main sur le ventre de l’instrument, quelque joyeuse chanson andalouse ou quelques couplets bouffons entremêlés de ay ! et de ola ! modulés bizarrement et d’un effet singulier. Une dame se met au piano, joue un morceau de Bellini, qui paraît être le maëstro favori des Espagnols, ou chante une romance de Breton de los Herreros, le grand parolier de Madrid, la soirée se termine par un petit bal improvisé, où l’on