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SOUVENIRS DE GRENADE.

sur les épaules blanches de la Sierra-Nevada. C’est un torrent de diamant en fusion.

Le soir, au Salon, entre sept et huit heures, se réunissent les petites maîtresses et les élégans de la ville ; les voitures suivent la chaussée, vides la plupart du temps, car les Espagnols aiment beaucoup la marche, et, malgré leur fierté, daignent se promener eux-mêmes. Rien n’est plus charmant que de voir aller et venir par petits groupes les jeunes femmes et les jeunes filles en mantille, nus bras, des fleurs naturelles dans les cheveux, des souliers de satin aux pieds, l’éventail à la main, suivies à quelque distance par leurs amis et leurs attentifs, car en Espagne l’on n’est pas dans l’usage de donner le bras aux femmes. À cette habitude de marcher seules elles doivent une franchise, une élégance et une liberté d’allures que n’ont pas nos Parisiennes, toujours suspendues à quelque bras. Comme disent les peintres, elles portent parfaitement. Cette séparation perpétuelle de l’homme et de la femme, du moins en public, sent déjà l’Orient.

Un spectacle dont les peuples du Nord ne peuvent se faire une idée, c’est l’Alameda de Grenade au coucher du soleil : la Sierra-Nevada, dont la dentelure enveloppe la ville de ce côté, prend des nuances inimaginables. Les escarpemens, les cimes frappées par la lumière, deviennent roses, mais d’un rose éblouissant, idéal, fabuleux, glacé d’argent, traversé d’iris et de reflets d’opale qui feraient paraître boueuses les teintes les plus fraîches de la palette ; des tons de nacre de perle, des transparences de rubis, des veines d’agathe et d’aventurine à défier toute la joaillerie féerique des Mille et Une Nuits ! Les vallons, les crevasses, les anfractuosités, tous les endroits que n’atteignent pas les rayons du couchant, sont d’un bleu qui peut lutter avec l’azur du ciel et de la mer, du lapis lazuli et du saphir. Ce contraste de ton entre la lumière et l’ombre est d’un effet prestigieux ; la montagne semble avoir revêtu une immense robe de soie changeante, pailletée et côtelée d’argent. Peu à peu les couleurs splendides s’effacent et se fondent en demi-teintes violettes, l’ombre envahit les croupes inférieures, la lumière se retire vers les hautes cimes, et la plaine est depuis long-temps dans l’obscurité que le diadème d’argent de la sierra étincelle encore dans la sérénité du ciel sous le baiser d’adieu du soleil.

Les promeneurs font encore quelques tours et se dispersent, les uns pour aller prendre des sorbets ou de l’agraz au café de don Pedro Hurtado, le meilleur glacier de la ville, les autres pour se rendre à la tertulia chez leurs amis et leurs connaissances.