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çaise, mais le peuple ne suit heureusement pas les modes de Paris ; il a gardé le chapeau pointu à rebords de velours, orné de touffes de soie, ou de forme tronquée, avec un large retroussis en manière de turban ; la veste enjolivée de broderies et d’applications de drap de toutes sortes de couleurs aux coudes, aux paremens, au collet, qui rappelle vaguement les vestes turques ; la ceinture rouge ou jaune ; le pantalon à revers, retenu par des boutons de filigrane ; les guêtres de cuir, ouvertes sur le côté et laissant voir la jambe ; tout cela plus éclatant, plus fleuri, plus ramagé, plus épanoui, plus chargé de clinquant et de fanfreluches que dans les autres provinces. On voit aussi beaucoup de costumes qu’on désigne sous le nom de vestido de cazador (habit de chasseur), en cuir de Cordoue et en velours bleu ou vert, rehaussé d’aiguillettes. La suprême élégance est de porter à la main une canne (vara) ou bâton blanc, bifurqué à l’extrémité, haut de quatre pieds, sur lequel on s’appuie nonchalamment lorsque l’on s’arrête pour causer. Tout majo qui se respecte un peu n’oserait se produire en public sans vara. Deux foulards, dont les bouts pendent hors des poches de la veste, une longue navaja passée dans la ceinture, non par devant, mais au milieu du dos, sont le comble de la fashion pour ces petits-maîtres populaires.

Ce costume me séduisit tellement, que mon premier soin fut de m’en commander un. L’on me conduisit chez don Juan Zapata, homme d’une grande réputation pour les costumes nationaux, et qui nourrissait pour les habits noirs et les redingotes une haine au moins égale à la mienne. Voyant en moi quelqu’un qui partageait ses antipathies, il donna libre carrière à ses amertumes, et répandit dans mon sein ses élégies sur la décadence de l’art. Il rappela avec une douleur qui trouvait de l’écho chez moi l’heureux temps où un étranger vêtu à la française aurait été hué dans les rues et criblé de pelures d’oranges, où les toreadores portaient des vestes brodées de fin qui valaient plus de cinq cents piécettes, et les jeunes gens, des garnitures et des aiguillettes de jais d’un prix exorbitant. — Hélas ! monsieur, il n’y a plus que les Anglais qui achètent des habits espagnols ! — me dit-il en achevant de me prendre mesure.

Ce señor Zapata était pour ses habits un peu comme Cardillac pour ses bijoux. Cela le chagrinait beaucoup de les livrer à ses pratiques. Quand il vint m’essayer mon costume, il fut tellement ébloui par l’éclat du pot à fleurs qu’il avait brodé au milieu du dos, sur le fond brun du drap, qu’il entra dans une joie folle et se mit à faire toutes sortes d’extravagances. Puis tout à coup l’idée de laisser ce