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à-dire une situation vraie, humaine, touchante, sur laquelle rayonne un trait de haute philosophie qui l’idéalise et la rend sublime. Aujourd’hui que le christianisme a tant déployé de beautés morales de ce genre, les paroles d’Antigone nous émeuvent encore ; qu’était-ce donc quand elles jaillirent toutes neuves au milieu d’Athènes ? La loi de Dieu, non écrite, mais fermement établie par une révélation interne dont l’origine se perd dans les origines de l’humanité, voilà la seule loi qu’Antigone reconnaisse ; elle la sépare des formes, des conventions, des lois passagères. Et quelle est ici cette loi de Dieu ? Le respect des morts fondé sur l’espérance de les retrouver un jour, car c’est là ce qu’Antigone a déjà dit à sa sœur : « Oui, je l’ensevelirai ; à ce prix il me sera beau de mourir. Aimée alors, j’irai rejoindre le frère que j’aime, par suite d’une sainte rébellion ; car c’est aux morts qu’il nous importe de plaire ; nous serons plus long-temps avec eux qu’avec les vivans : c’est pour toujours ! » L’avenir qu’elle pressent la rend donc invincible, car, dès que cet avenir est admis, la mort est peu de chose en présence du devoir. Enfin sa dernière maxime sur la folie du dévouement, « plus sage que la sagesse vulgaire, » rappelle d’assez près une célèbre expression de saint Paul, pour que le rapprochement n’en soit pas sans valeur.

Mais là n’est point encore, selon nous, ce qu’il y a de plus remarquable dans le personnage d’Antigone. Cette jeune fille n’est pas seulement la victime d’un principe ; elle en est la victime volontaire, elle offre le premier exemple de la lutte victorieuse d’une volonté mue par la foi contre les instincts purement naturels. Son héroïsme n’a aucune raideur, ne trahit rien de factice. Au moment où on va la traîner au lieu fatal, toute son ame frémit, elle pleure sa jeunesse et ses espérances, elle voudrait repousser loin d’elle ce lit nuptial qu’on lui prépare et qui n’est qu’un tombeau. Cependant sa résolution ne chancelle point pour cela, et sa mort est véritablement un triomphe de quelque chose de divin sur la nature, une négation de la fatalité. Dans Eschyle la fatalité se montre comme une force extérieure aveugle ou tyrannique, qui écrase l’homme, et l’homme n’accepte la souffrance que comme forcée, ou plutôt il ne l’accepte pas, il la subit avec malédiction : de là un sentiment dur et pénible. Chez Euripide, la fatalité est dans le cœur même ; l’homme se livre à ses instincts de fureur ou de faiblesse, il ne sait ni vaincre ses passions ni se résigner à ses misères : de là trop de choses larmoyantes et lamentables. À Sophocle appartient la gloire d’avoir deviné, au moins dans Antigone, ce combat intérieur de l’ame qui suppose et résume