Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/249

Cette page a été validée par deux contributeurs.
245
PHILOSOPHIE DU DRAME GREC.

radieuse. Il n’y a pour Antigone ni intérêt, ni espérance, ni aucune compensation que celle d’avoir fait son devoir. La scène de son interrogatoire semble un extrait de quelque martyrologe chrétien des premiers siècles de l’église. Est-ce trop dire ? méditez ce dialogue où sa fierté calme fait si bien contraster la force de l’ame qui résiste avec la force matérielle qui opprime. Elle a enseveli son frère malgré la défense de Créon ; on la traîne devant lui, et les soldats font leur rapport. « Eh bien ! lui dit Créon, toi qui baisses les yeux maintenant, reconnais-tu la vérité de ces faits ? — Je la reconnais, répond Antigone, et je n’en désavoue rien. — Créon : Parle-moi sans détours, connaissais-tu la défense que j’avais fait publier ? — Antigone : Je la connaissais. Pourquoi ne l’aurais-je pas connue ? elle était assez publique. — Créon : Et pourtant tu n’as pas craint de la fouler aux pieds ? — Antigone : Mais cette défense ne me venait pas de Dieu ; elle ne m’avait pas été imposée par la divine justice qui habite avec les morts, et qui a donné aux hommes les lois du tombeau. Et je ne croyais pas que tes ordres eussent tant de force, qu’ils pussent obliger un mortel à transgresser les lois non écrites, mais inébranlables de la Divinité. Ces lois ne sont pas d’aujourd’hui ni d’hier, elles vivent éternellement, et nul ne sait qui nous les a révélées. Je n’ai donc pas dû, craintive devant l’orgueil d’un homme, m’exposer au châtiment qu’attire leur violation. Je savais bien (et comment ne l’aurais-je pas su ?) qu’il me faudrait mourir, je le savais, quand même tu ne l’aurais pas proclamé d’avance ; mais que m’importe ? mourir avant le temps, ce n’est pour moi qu’un avantage de plus. Celui qui vit, comme moi, dans un abîme d’infortunes, comment ne gagnerait-il pas à mourir ? Pour moi donc, subir un tel destin, ce n’est nullement un malheur ; mais si j’avais laissé sans sépulture le cadavre du fils de ma mère, c’est alors que j’aurais été malheureuse. Maintenant je n’ai point à me plaindre. Quant à toi, appelle si tu veux ma conduite une folie ; mais ce sera une plus grande folie peut-être qui me fera ce reproche. »

Je ne sais où l’on pourrait trouver quelque chose de plus grand que cette réponse si simple, si digne et si péremptoire. Vous avez là un discours tout naturel dans sa marche, sans enflure dans l’expression, conforme à l’âge, au caractère et à l’événement, en un mot parfaitement réel ; mais la pensée qu’il met au jour s’élance bien au-delà de la vie, bien au-delà de la situation, même d’Antigone, quelque saisissante qu’elle soit. Vous avez là cette expiation de la terreur et de la pitié, selon le sens que nous croyons avoir été celui d’Aristote, c’est-