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t’enorgueillis pas d’avoir plus de force ou de richesse qu’un autre ; car il ne faut qu’un jour pour faire descendre et remonter toutes les choses humaines. Les dieux chérissent les hommes qui se modèrent, et les violens leur font horreur. » Bientôt Ajax retrouve un moment lucide ; alors son étonnement, sa honte, son désespoir, l’oppriment à la fois. Jadis son père lui avait dit : Mon fils, tâche de vaincre, mais demande toujours aux dieux la victoire ; et il avait répondu : Mon père, avec les dieux, un lâche aussi peut vaincre ; moi, je ne veux devoir ma gloire qu’à moi-même. Minerve, au milieu d’une bataille, lui avait dit : Viens, c’est par là qu’il faut tomber sur l’ennemi ; et il avait répondu : Déesse, allez-vous-en secourir les autres ; l’ennemi n’enfoncera jamais les rangs où je commande. Maintenant que son langage est autre ! Non-seulement il reconnaît la main divine qui le frappe, mais il va même jusqu’à reconnaître, pour la première fois de sa vie sans doute, qu’il y a aussi un principe d’autorité parmi les hommes. C’est avec une rage concentrée et une amère ironie que cet aveu lui échappe, mais enfin il échappe : « À l’avenir, dit-il, nous saurons donc qu’il faut obéir aux dieux, qu’il faut même respecter les Atrides. Ils sont nos chefs, il faut donc leur obéir. Pourquoi pas, après tout ? La nature entière ne donne-t-elle pas l’exemple de l’obéissance ? N’y a-t-il pas partout des lois supérieures qui gouvernent les plus grandes choses, et qui établissent l’harmonie des hivers et des étés, des jours et des nuits, des vents et des mers, du sommeil et de la veille ? » Voilà ce qu’il va savoir à l’avenir, mot d’une profonde amertume, car il est déjà décidé à mourir, il a déjà donné le baiser d’adieu à ses enfans. L’habitude d’un caractère rebelle est trop invétérée, il ne peut se dompter qu’en mourant. Et pour montrer par un dernier trait combien l’esprit d’ordre et de modération est supérieur aux fougues même les plus éclatantes, c’est Ulysse qui intercède pour les restes inanimés de son rival, et qui obtient pour lui les derniers honneurs dont Agamemnon voulait le laisser indignement privé.

Dans Électre, une autre idée se fait jour, aussi instructive et plus terrible. Une désobéissance de Philoctète a été punie par le premier degré de la douleur, le mal physique ; l’impiété d’Ajax a été châtiée plus sévèrement par le dérangement de l’esprit, et cependant il y a pis encore : c’est lorsque les crimes sont punis par d’autres crimes. De pareils faits se présentent fréquemment dans l’histoire des révolutions humaines ; il n’est personne à qui il ne soit arrivé de sentir son ame péniblement affectée en se trouvant en présence de ce