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milieu entre le premier et les mansardes. Quant aux vêtemens, l’égalité et la simplicité en règlent la forme et la matière. On a des costumes de fête, des costumes de travail ; on varie l’habillement selon les âges et les sexes, mais, hors de ces nuances, l’uniformité doit être absolue. L’état accorde tout à la salubrité et au développement des organes ; il ne fait aucune concession à la vanité et à la coquetterie. La loi somptuaire est inflexible ; les femmes se révolteraient en vain.

Autre sujétion maintenant, autre peine en vue du bonheur. Les mères tiennent à leurs enfans dans notre état de civilisation imparfaite ; elles aiment à les élever, à les voir grandir. Les égaux n’admettent pas ces satisfactions domestiques ; l’état s’applique cette tâche nouvelle : « La patrie, dit le manifeste, doit prendre le citoyen à sa naissance et ne l’abandonner qu’à la mort. » Les enfans, dès le plus bas âge, passent donc sous la tutelle du gouvernement. Leur éducation (le programme l’annonce) doit être nationale, commune, égale. Les deux sexes, placés dans des établissemens distincts, deviennent l’objet de soins attentifs et assidus. Le développement physique n’est pas négligé ; le pays a besoin surtout de citoyens robustes et de citoyennes fécondes. L’enseignement porte plutôt sur les matières d’utilité pratique que sur celles d’instruction spéculative. Quant aux arts et aux lettres, les égaux ne les envisagent qu’avec défiance et sont bien près de les traiter en ennemis : « Ce qui n’est pas communicable à tous, disent-ils, doit être sévèrement retranché. » La langue, l’histoire, la législation, les sciences naturelles, trouvent grace auprès d’eux : ils couvrent même de leur tolérance la danse et la musique ; mais la philosophie et la théologie, la poésie et le roman, la statuaire, la peinture, la gravure, leur semblent des frivolités suspectes, des prétextes pour échapper à une occupation réelle et sérieuse. Aussi ne veulent-ils pas voir là un travail, mais un simple délassement. On sera artiste si l’on veut, mais il faudra de plus être laboureur et quitter le pinceau pour la charrue. Cette excommunication brutale des délicatesses de la vie n’est ni ingénieuse ni nouvelle ; Procuste avait trouvé, long-temps avant les égaux, le moyen de réduire tout le monde à sa taille.

Jusqu’ici cette égalité, source de tout bonheur, ne s’est guère signalée que par des sacrifices. Elle a disposé de l’individu comme d’un automate, aboli les relations de famille en s’emparant des enfans, supprimé les arts et les lettres dans l’intérêt de l’ignorance commune. Que lui reste-t-il à immoler ? La liberté de la pensée.