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LE ROMAN ANGLAIS.

les voit toutes ; pas de si misérable fait dans lequel son ame honnête et sa croyance triste et fervente ne se complaisent à entrer. Aussi, que de détails ! et que n’ose-t-il pas dire ? Écrivain trivial par choix, diffus parce qu’il le veut, né parmi les proscrits, jacobin du puritanisme, il établit leur doctrine sur des récits : il fouille pieusement et douloureusement les derniers recoins des plus sombres existences, pour leur apprendre à craindre Dieu et à espérer ; il s’occupe de la fille de joie, du voleur des rues, de l’apprenti, du voyageur, du soldat, du marin, du petit enfant trouvé, que sais-je ? s’il avait pu descendre plus bas et plus loin, le naïf penseur n’y aurait pas manqué. L’auteur se cachait. De Foë ne voulait pas être auteur ; il ne voulait pas que l’on crût à Daniel De Foë mais au Capitaine Singleton, à Molly Flanders ; à Mme Veal, à Robinson Crusoé. Il mystifiait pieusement son public ; docteur, prédicateur, pamphlétaire, et non pas romancier. Il se bat dans ses livres contre le catholique Dryden et les beaux-esprits de la cour. Il oppose aux Artamènes et aux Cyrus, dont les écrivains du bon ton inondaient la scène, Vendredi et son maître, un sauvage et un homme du peuple ; le triomphe est resté à Robinson et à Vendredi. Le sérieux et l’avenir appartenaient au faiseur de contes qui est mort en haillons, chargé de dette, dans une chaumière délabrée, au milieu d’un champ. Le succès et le présent appartenaient aux Rochester, aux Lestrange, aux Jefferies, aux Dryden. Il faut laisser à chacun son lot.

Le troisième écrivain puritain du XVIIIe siècle, romancier aussi important et aussi sérieux que De Foë, c’est Richardson. Il vient plus tard, et l’on trouve chez lui plus de raffinement et de politesse. Sermonneur des classes bourgeoises et moyennes, casuiste mélancolique, vrai calviniste ; ne souffrant pas la plus petite tache sur la plus petite vertu, aussi réel que De Foë, mais plus attentif à sa gloire, parce qu’il vit dans un temps plus calme, il ne craint pas la diffusion, il la cherche ; c’est un prédicateur sûr de son auditoire, et qui vous damnera si vous bâillez. Vous regrettez la naïveté et l’énergie de De Foë, mais vous avez affaire à un artiste plus consommé. Avec quelle angoisse on le suit dans sa longue route ! et comme on est effrayé de cette vie sans liberté et sans élan qu’il nous montre dans Clarisse Harlowe, de ce manteau de plomb jeté sur tous les actes, de cette balance sévère où tous les atomes de nos actions sont pesés, de ce triste parloir de cèdre et de ces figures graves, glacées et imperturbables, parmi lesquelles se détache en traits de feu le démon,