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Les deux passions qui divisaient et échauffaient l’ame de la race anglaise au commencement du XVIIIe siècle se trouvent très profondément marquées dans l’histoire. Le puritanisme était vainqueur ; il voulait étouffer la chair et le sang, il pesait sur la vie privée, il planait sur la vie publique, il traînait à sa suite l’hypocrisie. Ses auteurs et ses héros étaient chers au peuple, Cromwell, Milton, Bunyan, Pym, Hampden, les hommes de la liberté nationale. Cependant les passions humaines se révoltaient, et le désir, la volupté, les charmes permis d’une vie élégante, se faisaient jour partout, malgré le poids de l’austérité calviniste, comme les petites fleurs lèvent la tête sous la neige. Le premier des deux camps avait pour étendard deux mots magiques et suprêmes, la vertu et Dieu. Le second se retranchait sous la bannière philosophique ; la tolérance et la liberté humaine y brillaient en beaux caractères. Les uns se vantaient d’avoir pour ancêtres les fondateurs de l’indépendance anglaise, les autres étaient fiers des souvenirs brillans de la monarchie jacobite. — Vous êtes des pervers et des débauchés, criaient les puritains, auxquels on répondait : — Vous êtes des tartufes. — Pendant que le débat se continuait sans se vider dans le monde politique, où l’on se débat toujours et où rien ne se termine, les hommes de génie naissaient et écrivaient. Grace à Dieu, ceux-là s’occupaient de l’avenir. Voici donc Bunyan, un pauvre homme du peuple, qui raconte, dans une fiction allégorique et avec l’invention la plus surprenante, le voyage de l’ame humaine à travers le monde : nouveau Dante, Dante chaudronnier, homme extraordinaire, et que les hommes d’ordre, ceux qui classent tout sans pitié, rangeront, s’ils le veulent, parmi les romanciers. Le but de ce grand écrivain populaire était sérieux comme un sermon, triste comme un chant de mort, et vaste comme une épopée. Un autre fils du calvinisme, un marchand de bas, prend aussi la plume, afin de prémunir, d’avertir, d’instruire ses frères des périls du monde et de la nécessité du salut ; il leur apprend encore les ressources que nous portons en nous, et notre grande force contre les évènemens, et le combat athlétique de cet être chétif appelé homme contre la destinée. Ce singulier esprit, dans sa conviction profonde, se met à peindre toutes les conditions de la vie avec une fidélité, une servilité, qui lui paraissent indispensables. Il invente le trompe-l’œil du roman. C’est Daniel De Foë ; il fait Robinson.

Ce fils de dissidens, très pauvre, très malheureux et très intéressant par sa destinée et son génie, croyait que toutes les actions de l’homme sont sacrées, et qu’il n’en faut mépriser aucune, car Dieu