Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/191

Cette page a été validée par deux contributeurs.
187
LE ROMAN ANGLAIS.

pour voisin Daniel De Foë, le plus servilement logique des narrateurs ?

Le génie humain se joue de la forme ; elle ne le domine pas, il la pétrit. Ne sont-ce pas des écrivains de romans que Fielding, Swift, De Foë et Sterne ? Ils ne se ressemblent en rien. Sterne s’assied au bord de la route, écoutant le vent qui siffle et regardant le nuage qui passe, puis le voyageur enveloppé de son manteau, puis enfin la jeune fille assise sur son âne, et montrant le bout de son petit pied chaussé pour la fête. Sterne est un fils sceptique, bâtard et sentimental de l’observateur Shakespeare. Romancier, lui ! Nullement. Il est romancier comme le hasard ; ce dieu va venir, qui lui donnera larmes et sourire. Swift, au contraire, sort du cabinet des ministres, qu’il a fait trembler devant un pamphlet ; lui-même est pauvre, orgueilleux, mécontent et méchant. Il s’enferme dans la cellule de son doyenné, et toutes les petitesses qu’il a servies ou écrasées, toutes les folies qu’il a bafouées dans son ame et glorifiées dans son style, son mépris, sa rage, ses désirs, son impuissance, lui gonflent le cœur, qui répand sa bile amère et produit : quoi ? les romans ? Non ; des satires. Fielding est juge de paix et bon vivant. Il est indulgent et moqueur ; il a du Cervantes et du Molière dans l’ame et dans l’esprit. Il s’amuse fort des ridicules qu’il voit et des misérables jugemens des hommes. Habitué à briser les masques menteurs sur les faces hypocrites, il jouit encore de ce plaisir quand il écrit Tom Jones. Il se procure en même temps un plaisir accessoire, celui de blesser au cœur Richardson, l’auteur puritain, homme économe, rigide, minutieux, prêchant dans son imprimerie et prêchant dans ses livres, l’homme du monde qui ressemble le moins à Fielding, et (cela va sans dire) son ennemi né.

C’est cette lutte secrète et ouverte, sourde et violente, des idées contre les idées, des opinions contre les opinions, qui fait le grand intérêt de l’histoire littéraire, ou plutôt elle est l’histoire littéraire. Seule, elle nous prend la généalogie des pensées et la filiation des esprits. Soulevez le flambeau qui montre cette forte lutte, vous éclairez tout sans subtilité et sans efforts ; lutte si passionnée et si chaude dans les siècles et chez les peuples qui valent quelque chose, que l’on oublie, en contemplant ce beau champ de bataille fécond en chefs-d’œuvre, et où la médiocrité seule ensevelit ses cadavres, les axiomes oiseux de la critique vulgaire. Le drame secret des races, l’histoire la plus cachée et la plus vivante de leurs passions, c’est là l’histoire littéraire.