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sent pour dompter la nature et la mettre au service de l’homme. La science l’attaque sur tous les points, la désarme, l’assujettit ; la foudre est vaincue, les mers se résignent. Il en est de même dans tout l’ordre physique : les poisons disparaissent, les bêtes malfaisantes sont retranchées de la création, les animaux les plus farouches réclament les honneurs de la domesticité. Les fils d’Adam jouissent enfin d’un héritage laborieusement conquis ; ils sont les souverains de la terre, et élèvent jusqu’à Dieu leur concert de victoire. Il n’y a plus ici-bas qu’un troupeau et qu’un pasteur, comme l’annoncent les Écritures. Ce régime est inséparable d’une paix universelle ; aussi les armées se dissolvent-elles, faute d’emploi. On ne tue plus, on ne punit plus ; le crime ayant cessé, la loi n’a plus besoin de glaive. Telle est l’apocalypse de Towers, et Winchester ajoute qu’au moment où le millenium commencera, tout œil humain pourra distinguer, pendant vingt-quatre heures, le corps de Jésus-Christ, suspendu sur l’équateur et visible d’un pôle à l’autre. Bellamy et Worthington font de cette métamorphose le point de départ d’un grand développement industriel, Sherlock celui d’une nouvelle fécondité agricole. Ainsi tout se trouve compris et intéressé dans cette seconde rédemption, le corps comme l’esprit ; la béatitude est complète. C’est merveilleux en vérité, surtout lorsque l’on songe que ce grand secret se transmet, depuis plus de mille ans, de rêveurs en rêveurs, de mystiques en mystiques. À ce compte, notre siècle, qui croyait avoir inventé la fraternité et la solidarité, la paix perpétuelle et la réhabilitation de la chair, ne serait plus qu’un plagiaire ; il aurait copié les chiliastes, il aurait refait le millenium. Pour l’émancipation du sexe, il se serait laissé devancer par Guillaume Postel ; pour les chimères du travail collectif, par les communistes du XVIe siècle. Triste, mais inévitable aveu ! il n’y a plus désormais d’originalité, même dans l’absurde, et rien n’est nouveau ici-bas en fait de vertiges.

Les tentatives de ce genre ne sont pas même demeurées circonscrites dans les sphères de la spéculation. Comme il y a, dès l’origine des siècles, une école de théorie, il y a aussi une école de pratique. On n’a pas la ressource de dire que la communauté n’a point été essayée : elle l’a été et à diverses fois. Les thérapeutes et les esséniens ont laissé des traces dans l’histoire, des imitateurs dans le cours des temps. Leurs statuts, tels que les retracent Philon et Josèphe, se retrouvent chez beaucoup de corporations religieuses ou civiles, et forment l’élément principal de plusieurs combinaisons imaginaires. Les esséniens n’avaient rien qui leur appartînt en propre, ni mai-