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LETTRES DE CHINE.

et qu’elle arrive jusqu’à Pékin sans avoir perdu un seul homme ; il arrivera de deux choses l’une : ou l’empereur et toute sa cour, les grands et les petits mandarins, se seront enfuis en toute hâte de la capitale, emportant le trésor public et tous leurs effets les plus précieux dans l’intérieur, en Tartarie peut-être, et les Anglais ne trouveront plus à Pékin qu’une ville morte, comme à Amoy, comme à Ning-po, une ville qui ne pourra même pas leur payer la rançon qu’ils ont arrachée à Canton, car Canton n’a payé les trente-six millions de francs qu’on lui a demandés que parce que c’était le centre du commerce étranger, parce que les hanistes y avaient réuni des masses énormes de marchandises, et qu’ils proposaient de payer eux-mêmes la rançon. À Ning-po, un des grands entrepôts du commerce chinois, à Amoy, les Anglais n’ont obtenu au contraire que de stériles triomphes. Il en serait probablement de même à Pékin ; ils n’y trouveraient qu’une population tremblante, des amas de maisons livrées au pillage, et pas une autorité à laquelle ils pussent faire connaître les volontés de leur gouvernement. Que feraient-ils dans cette première hypothèse ? Occuperaient-ils militairement cette ville, dont la population s’élève, dit-on, à deux millions d’ames ? Éloignés de leur flotte, obligés de soutenir leurs derrières par des corps détachés, exposés à la réaction presque inévitable que les violences inséparables de la guerre soulèveraient contre eux, est-ce avec six mille hommes, élevons même le chiffre à dix mille, qu’ils contiendraient l’immense population ennemie dont ils seraient entourés, qu’ils tiendraient libres les communications entre l’embouchure du Pei-ho et la capitale, qu’ils assureraient leurs approvisionnemens ?

Quel serait d’ailleurs leur but en restant à Pékin ? Pourraient-ils espérer, par l’occupation de la capitale, faire éclater une révolution dans la province de Pecheli, renverser la dynastie régnante, et placer sur le trône un souverain mieux disposé que Taou-kwang à se prêter à leurs vues ? Mais on a vu déjà l’effet que huit mois de séjour de la garnison anglaise à Amoy et à Ning-po ont produit. La population chinoise est bien loin de s’être rapprochée des barbares ; la haine contre eux existe toujours dans toute sa force, et d’ailleurs, pour obtenir le résultat qu’on se proposerait, il faudrait que l’armée conquérante résidât long-temps, plusieurs années peut-être, dans la province ; et le séjour aussi prolongé d’une armée ennemie est-il possible ? Pense-t-on que le gouvernement chinois resterait spectateur impassible de cette occupation ? Ne chercherait-il pas à remuer les populations, qui s’habitueraient graduellement à voir de près ces redoutables étrangers, et qui perdraient peu à peu de cette terreur qu’ils leur inspirent ? Les moyens ne lui manqueraient pas pour réveiller l’énergie nationale ; les maux que le peuple souffrirait le feraient à la fin sortir de sa stupeur, et on sait combien une nation est forte, fût-elle la Chine, lorsqu’elle est réduite au désespoir.

Mais supposons, chose très improbable, que l’empereur attende l’ennemi de pied ferme, et qu’après avoir vu dissiper les armées qu’il enverrait à la rencontre des barbares, il restât à Pékin pour leur en ouvrir lui-même les