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glais. Il écrivit tout exprès pour eux une lettre qui devait infailliblement les convertir à l’islamisme, et ils auraient été de la sorte le premier peuple d’Europe attiré dans la bonne voie. Par malheur, et avant que la correspondance religieuse eût amené cet heureux résultat, Mahomet vint à mourir. Les Anglais restèrent infidèles ; mais ils sont bien moins endurcis que les autres, n’adorant pas, comme ceux-ci, de vaines images, et se conformant à cette prescription du Coran qui interdit aux hommes de peindre matériellement les choses que l’on croit avoir place dans le ciel. Cette opinion est générale. Aussi, lorsqu’à leurs questions sur le pays dont vous venez vous répondez en nommant l’Angleterre, ils répliquent infailliblement par le mot imlehah, qui veut dire bon. Si vous vous donnez pour Français, la réponse est, au contraire : kilb, ben el kilb (chien, fils de chien) ! Quant aux Espagnols, leur surnom arabe dérive du commerce qu’ils font avec le Maroc ; on les appelle Gallinas (les poules).

Voici quelques renseignemens sur le prix des créatures humaines dans ce pays, où elles forment un objet de commerce assez important.

« Dans la matinée du 26, une caravane arriva de Tlemecen. Parmi les voyageurs qui la composaient, nous découvrîmes deux renégats français et un espagnol, tous les trois déserteurs du service de l’émir. Les deux Français s’étaient échappés d’Oran, où ils avaient été envoyés aux travaux forcés. L’Espagnol avoua qu’il était d’abord déserteur de la légion espagnole au service de France, et déjà, auparavant, déserteur du régiment de Zamora (8e régiment d’infanterie espagnole). Il avait quitté le corps pour aller se ranger sous les drapeaux de l’infâme Cabrera. C’était à la suite de ce dernier qu’il était entré en France, et que, par suite, il y avait pris du service. Ces antécédens, qu’il nous révélait lui-même, excitèrent nos soupçons, et nous découvrîmes, après une enquête sommaire, que, fugitif pour la troisième fois, il abandonnait les troupes de l’émir. On l’arrêta par nos ordres, ainsi que ses deux complices, et nous les fîmes diriger sur Fez, où ils seront mis à la disposition de l’empereur, qui, selon toutes probabilités, leur fera trancher la tête.

« Le lecteur croira difficilement, et néanmoins c’est l’exacte vérité, ce que j’ai à dire du bas prix auquel est ici la vie des renégats européens. Il est avéré que les malheureux Espagnols échappés de Ceuta ou de Melillah sont vendus, par les chefs entre les mains desquels les jette le hasard de leur évasion, à raison de trois ou quatre dollars la pièce. Ceux qui ont le bonheur d’arriver à Fez sont immédiatement enrôlés dans la garde de l’empereur, qui se compose d’environ six mille renégats, presque tous recrutés ainsi. Autrement, on les dirige sur une ville appelée Ligouri, située à seize lieues au sud de Fez : ils y sont enrégimentés ; les plus intelligens servent d’officiers. On leur distribue des terres, on leur fournit des femmes, et ils reçoivent une solde de trois dollars par mois. On les envisage alors comme une espèce de paysans soldats que l’empereur peut appeler sous les drapeaux dès qu’il a besoin