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STATISTIQUE LITTÉRAIRE.

bilité des passions contemporaines. Elle procède en général de M. Barbier et de M. Barthélemy. Dès 1830, nous savions, par l’auteur de Némésis, que, si Dieu protège la France, ce sont les bardes qui la sauvent :

Quand la société s’écroule, les poètes,
Pour avertir le monde, ont des muses secrètes.

Des poètes qui sauvent les sociétés ! Il y avait là de quoi éveiller bien des ambitions ; aussi les poètes se sont-ils empressés d’intervenir activement dans toutes les affaires du pays. Chacun a dit son mot, donné son conseil, exhalé sa colère. En 1830, les muses ne savent qu’un seul cri : Vive le roi ! vive la charte ! Un an s’est à peine écoulé, elles crient : Vive la république ! Les journées de juin arrivent, elles se coiffent du bonnet rouge, saisissent la pique, et appellent la vengeance au moment même où l’on vient d’enterrer les morts. Jusque vers 1836, l’opposition se continue ainsi avec une violence singulière. On adresse au chef de l’état des paraphrases de la Carmagnole, sous un titre rajeuni de Lagrange-Chancel. On menace sans périphrases les ministres de la potence. Changez de ligne politique, leur dit-on, ou quittez vos portefeuilles, car

La fureur populaire
Redressera pour vous l’arbre patibulaire.

Les sociétés secrètes elles-mêmes lancent leur manifeste rimé. Elles chantent Fieschi, en empruntant, pour l’apologie du meurtre, d’effrayantes épigraphes aux théories d’Alibaud ; elles promettent, dans un avenir prochain, une place au régicide sous les dalles du Panthéon, et, pour couronner l’œuvre, elles remercient Dieu, avec une singulière effusion de sensiblerie humanitaire, d’avoir donné au peuple la guillotine et le poignard pour se venger de ses rois.

Les modérés, car toutes les opinions ont leurs représentans au Parnasse, les modérés, en attaquant les sans-culottes et les pamphlets montagnards, ont souvent aussi pour leur part franchi toutes les barrières, et se sont montrés parfois furieux de modération. Aux vers des communistes, quelques poètes juste-milieu ont répondu, comme on disait au XVIe siècle, « dans le langage des harengères du pont Notre-Dame. » La déesse au bonnet phrygien n’a plus été pour eux que :

L’infame concubine
De Marat, de Collot d’Herbois.

Et, pour sauver l’état, ils se sont crus obligés de protester contre la majesté des décrotteurs que le peuple aviné du lundi veut, à ce qu’ils assurent, élever sur le pavois.

Nous sommes loin, on le voit, des beaux jours de la monarchie, du culte du grand roi, de l’urbanité du grand siècle, de ces jours où Racine mourait de l’indifférence de Louis XIV, où les poètes, pour être immortels, chantaient l’heureuse convalescence de sa majesté, son heureux hymen, l’heureuse délivrance de la reine et l’allaitement du dauphin. Les royautés littéraires seules