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Quatre mille trois cent quatre-vingt-trois éditions de poésies en dix ans ! c’est plus d’une nouveauté par jour. Chaque édition, je suppose, a été tirée à 300 exemplaires, et c’est bien peu, car on compte d’ordinaire, même quand on est modeste, sur une vente de 500. Voilà donc, depuis 1830, 1 million 314,900 exemplaires, ce qui donnera environ 12 millions 500,000 volumes à la fin du siècle. En vérité, il faut une grande foi dans soi-même ou un étrange amour-propre pour espérer qu’on surnagera dans ce déluge, qu’on se distinguera dans cette foule. Quinze cents noms de poètes peut-être ont été jetés au public depuis onze ans, et c’est à peine si, de mémoire, on en peut citer vingt. Hélas ! où sont les Neiges d’Antan ? Lorsqu’il se vend trente exemplaires d’un volume de poésies, c’est un succès ; le reste de l’édition meurt en feuilles et ne s’élève pas même jusqu’à la brochure. On a donné dans les salles de vente aux enchères, trente poètes pour cinq francs. Malgré cette terrible critique des chiffres, la presse n’a cessé de gémir ; l’amour-propre est toujours prodigue, et, si l’addition était possible, il serait curieux de compter la somme exorbitante que les rimeurs ont semée depuis quelques années pour éditer leurs vers, et combien d’humbles patrimoines se sont fondus en papier de coton, en vignettes et en annonces.

Voilà pour les chiffres. Essayons maintenant de dégager les idées ; indiquons les genres, les tendances, l’esprit général de ces rimes avortées, et tâchons, à l’aide d’une analyse exacte et sévère, de marcher sans nous perdre dans ce labyrinthe où se mêlent et se confondent tous les systèmes littéraires qui ont eu cours depuis un demi-siècle, toutes les rêveries maladives d’une société qui souffre, qui s’agite souvent sans but, toutes les misères d’une civilisation qui semble parfois toucher à la décadence ? La confusion est avant tout le caractère distinctif de la poésie de notre temps. Ce qui nous manque à tous dans les réalités de la vie, c’est la sûreté, la persistance des opinions, le but distinct et déterminé, la voie fidèlement suivie. Il en est de même dans les domaines de l’art et du rêve ; nous retrouvons là cette inquiétude vague qui se manifeste en toutes choses dans la société moderne, et auprès d’une certaine faiblesse, d’une certaine indécision qui énerve, d’un triste sentiment de malaise, un soulèvement d’orgueil et d’ambition qui fait que nous voulons d’un bond, sans labeur et sans lutte, nous placer au niveau des plus grands, concentrer sur nous seuls les regards de ce public que tant de soins et de noms occupent, et trouver tout à la fois dans l’art la gloire, la fortune et la puissance. La poésie ne se contente pas de ce domaine paisible, templa serena, de cet héritage modeste, mais fécond, qui suffisait à ses vœux dans les plus beaux jours, comme les champs de Tibur suffisaient à Horace. Elle a suivi la pente universelle, la pente du drame et du roman. Le roman a sillonné, creusé tout le dédale humain ; il a épuisé même l’idéal du vice, et les vers comme les romans se sont égarés dans les voies les plus diverses. Sans doute nous sommes en progrès sur le passé. La poésie de l’ame et de l’imagination s’est heureusement substituée à la poésie rationaliste du XVIIIe siècle, à la poésie terne de l’empire ; mais en agran-