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si vives et si poignantes, et dont quelques-uns sont morts. Je ne parle point ici des royautés poétiques, des maîtres qu’on aime et qu’on relit, qui se réimpriment et qui se vendent ; car c’est surtout dans les poètes qu’il faut chercher la véritable originalité de notre temps et les œuvres les plus durables. Jamais peut-être, parmi ses glorieux enfans, la France n’a compté plus d’élus ; mais jamais aussi, par compensation, plus de satellites obscurs n’ont gravité autour de la pleïade, et les étoiles nébuleuses forment dans notre ciel une véritable voie lactée. Il y a, je pense, un certain intérêt à compter tous ces astres à la pâle lumière, qui filent et s’éteignent si vite, à parler en quelques pages de ces œuvres dont on ne parle plus, dont on ne reparlera jamais. Pourquoi troubler les morts, dira-t-on peut-être ? pourquoi ne pas abandonner, sans souvenirs et sans regrets, le poème symbolique et l’ode humanitaire à ce courant fatal qui entraîne toutes choses ? Le poème et l’ode n’ont guère aujourd’hui plus d’importance que n’en ont eu dans leur temps le madrigal et le quatrain. « Le métier de versificateur, a dit M. Planche, est devenu très inoffensif ; comme deux ou trois milliers de vers signifient que l’auteur ne s’adresse qu’à la postérité, c’est un devoir pour les contemporains de le traiter avec indulgence, comme un malade ou comme un fou. » M. Planche a raison. Cependant l’indifférence complète ou l’extrême indulgence ont aussi leurs dangers. Si tous les écrivains qui riment en dépit de leur vocation alignaient les syllabes sonores, aux heures de loisir ou de tristesse, sans soulèvement d’orgueil et par fantaisie épicurienne de l’esprit ; si leur muse, discrète comme la nymphe antique, tout en cherchant à paraître belle, se dérobait à propos dans le mystère et l’ombre, la critique se montrerait de grand cœur bienveillante et facile, elle irait même jusqu’à leur pardonner le tirage à petit nombre pour les vieux amis et les confidens intimes. La vie est longue, et quelques heures perdues dans la journée des oisifs ne sont pas d’un grand prix. Mais ce n’est pas le loisir, ce n’est pas la fantaisie ou le besoin bien légitime de chercher dans les douceurs de l’art l’oubli des amertumes de la vie, qui nous ont valu dans ces dernières années tant de vers et tant de préfaces poétiques ; c’est l’orgueil, un orgueil irréfléchi, c’est une aspiration épidémique et maladive vers le bruit et la gloire, et par occasion vers la fortune. Des hommes éminens ont écrit qu’au milieu de l’affaiblissement de tous les pouvoirs le poète seul est souverain, et que la société, que son génie honore et que ses chants consolent, lui doit tout à la fois la fortune et la gloire. L’hyperbole fut prise à la lettre, et, dans la république des rimeurs, les plus humbles aspirèrent à la dictature. La vanité vint en aide à l’ambition. Des jeunes gens enthousiastes, égarés par de beaux vers, et prenant bien à tort la puissance de sentir pour la puissance de chanter, embrassèrent, à défaut d’autre carrière, la carrière du génie. La plupart ont demandé à la société ce qu’elle doit, mais seulement de loin en loin, aux hommes d’élite qui laissent trace ; et, la société ne s’apercevant ni de leur génie, ni de leurs livres, ni de leur requête, ils se sont pris à la maudire. Ces prétentions des vanités poétiques, quelque ridicules qu’elles soient, ont par malheur leur côté triste et sérieux. Sans