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LES MONARCHIENS DE LA CONSTITUANTE.

Prusse, le grand Frédéric avait toute sa vie courtisé Voltaire et ses successeurs et écrit lui-même contre Machiavel ; en Russie, Catherine II donnait aux grands seigneurs de son empire l’exemple d’une déférence marquée envers les philosophes français ; en Allemagne, l’empereur Joseph avait commencé à réaliser leurs idées en portant la main sur l’édifice féodal ; en Espagne, Charles III, aidé de ministres habiles, travaillait à détruire l’ancien absolutisme politique et religieux ; en Italie, le grand-duc de Toscane Léopold abolissait la peine de mort, et le roi de Naples Ferdinand créait la fameuse colonie de San-Leucio, l’essai le plus hardi qui ait été tenté pour réaliser les utopies des philosophes ; à Rome, un pape avait accepté la dédicace de la tragédie de Mahomet, un autre donnait le signal de l’expulsion générale des jésuites ; en Angleterre enfin, le pays de la tradition par excellence, des besoins nouveaux commençaient à se faire sentir, Hume et Gibbon avaient écrit leurs histoires, et la voix tonnante de Fox prenait dans le parlement la défense des révoltés américains.

La noble histoire de l’émancipation américaine avait achevé d’exalter dans toutes les ames l’enthousiasme de la liberté. Au sein même des cours les plus despotiques, le nom de Washington était populaire comme aux bords de la Delaware et de l’Hudson. Quand le premier signal de la réunion des états-généraux fut donné, on crut, d’un bout de l’Europe à l’autre, qu’on allait assister à l’affranchissement du genre humain. Les premiers actes de l’assemblée répondirent à cette immense attente et remplirent de joie le monde entier. M. de Ségur raconte, dans ses mémoires, qu’on s’embrassait dans les rues, à Saint-Pétersbourg, le jour où l’on y apprit la prise de la Bastille. Si la révolution s’était soutenue à la hauteur où elle se mit dès les premiers jours, le mouvement eût été universel. Les premiers désordres eux-mêmes ne suffirent pas pour désenchanter l’Europe. Peu à peu seulement, et à mesure que les scènes sanglantes se multiplièrent, d’autres pensées naquirent dans les conseils des princes ; au parlement anglais, les accusations passionnées de Pitt et de Burke grandirent avec les troubles de la France, et finirent par couvrir les apologies de plus en plus embarrassées de Fox.

Les dates ici sont importantes ; elles servent à distinguer ce qu’il est facile de confondre dans l’ardente poussière que soulèvent derrière nous les pas des armées républicaines. Le fameux traité de Pilnitz n’est que du 27 juillet 1791 ; il n’y avait pas moins de deux ans que la première émigration avait eu lieu à la suite du 14 juillet.