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MORALISTES DE LA FRANCE.

traction à sa pauvre grand’mère et à elle-même. De là, de ce commerce vague et porté par des sons, entretenu par des lettres, et où divers incidens assez naturels retardent la rencontre, naît un amour tel qu’on le peut supposer entre deux êtres très jeunes, très purs et très malheureux. La jeune servante, Marie, qui sert de messagère auprès du jeune homme, répond à quelques questions qu’il lui adresse, et ce peu suffit pour fixer l’imagination de l’amant, tout en l’excitant davantage. La jeune fille se dit qu’elle montrera les lettres à son père dès qu’il arrivera, et on l’attend de jour en jour. Cette idée la rassure, et de part et d’autre on s’écrit. La flûte et ses sons les plus touchans ont des heures réglées, de vrais rendez-vous. Le jeune homme dit nos petits concerts, et il en a le droit, quoiqu’il n’y ait que lui qui joue ; car les deux cœurs font l’accord. Un jour, des airs languedociens bien choisis arrachent des larmes à l’aïeule et vont réveiller d’attendrissans souvenirs dans sa mémoire affaiblie. Un autre jour, c’est la fête de Claire ; puis les airs royalistes ne font pas défaut, Charmante Gabrielle, Richard, ô mon roi ; les doux sentimens personnels redoublent le pas en s’associant à ceux des pères et des aïeux. À un certain moment, le jeune homme, qui lit Werther, se monte la tête ; le style de ses lettres s’échauffe ; cela va se gâter, quand tout à coup le père, au lieu d’arriver, envoie une de ses sœurs, une tante de la jeune fille, qui la vient chercher et comme enlever du soir au lendemain. La pauvre enfant n’a que le temps de prévenir le voisin aimable et tendre qu’elle n’a jamais vu. Une minute, une seconde seulement, à l’instant du départ, à cinq heures du matin, dans le court intervalle qui sépare le seuil du couvent et le marche-pied de la chaise de poste, le jeune homme va l’entrevoir enfin et la rencontrer ; mais un mouchoir qu’elle porte à ses yeux, le mouvement même que lui cause l’émotion de la présence de l’ami, la dérobe peut-être, et remplit l’unique instant. Elle a laissé du moins tomber le mouchoir dont il se saisit, et elle est partie pour toujours ! C’est là, on le conçoit, un bien joli cadre : deux ames sœurs, séparées par une cloison ; par un voile, et qui se sont devinées du premier jour, sans jamais devoir se reconnaître en face. Mais peut-être l’idée est-elle plus piquante à énoncer qu’à suivre ; peut-être cela prêtait-il plus à un chapitre de Voyage sentimental, ou de Voyage autour de ma Chambre, qu’à un développement sous forme de lettres. On se rappelle, dans les mémoires de Silvio Pellico, le touchant roman ébauché avec cette Magdeleine repentie, dont il n’entend que la voix et les cantiques à travers le mur ; mais le roman reste, pour ainsi dire, dans