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n’est pas toujours pour le talent une compensation suffisante. Quand on cause ainsi beaucoup des mêmes choses qu’on écrira, on les assouplit peut-être, on les évapore aussi, on les décolore à l’avance, et on en écrit avec moins de fraîcheur. On ne les découvre jamais un matin avec émotion ; quelqu’un l’a dit très spirituellement, on a l’air de les savoir de toute éternité. La société cependant y gagne en intérêt, en noble emploi des loisirs ; et en effet, quand elle n’est pas pour les personnes un accident, un lieu de passage et quelquefois de contrainte, mais un séjour habituel et nécessaire, il faut bien en tirer tout le parti possible, même y penser et y réfléchir tout haut, sans quoi on courrait risque de ne pas trouver le temps de réfléchir. Or, penser tout haut, devant tous, opérer sur les idées devant témoins, est un exercice brillant, un jeu plein de charme, et qui finit par envahir. La pensée chaste, recueillie et ardente, s’en effarouche : elle aussi a ses orgueils et ses pudeurs. On ne pense pas seulement tout haut, on étudie tout haut ; la manière s’y aiguise en clarté, en rapidité, en intérêt ; elle marque moins en originalité et en profondeur. La sensibilité et l’imagination dans le style, l’expression continente et jalouse, s’acquièrent, se conservent autrement. M. de Buffon le savait bien, et trop bien ; hors de sa tour de Montbar, il ne les prodiguait pas.

Revenons bien vite. Mme de Rémusat avait toujours eu le goût de la littérature ; elle avait écrit de très bonne heure avec facilité, avec agrément ; on a retrouvé d’elle de petites compositions faites à quinze ou seize ans, des nouvelles, des essais de traduction (même en vers) de quelques odes d’Horace. Pendant des années, chaque soir, elle couchait au vif sur le papier ses souvenirs. Toute sa vie, elle a écrit beaucoup de lettres, et longues, qui se sont conservées la plupart et pourraient se recueillir. Mais je ne parlerai un peu que de ses romans ; elle en a composé plusieurs : j’en ai lu deux. L’un, qui s’intitulerait Charles et Claire ou la Flûte, est de 1814. Il repose sur une donnée singulière et gracieuse. Dans une certaine ville d’Allemagne, deux émigrés français, un jeune homme et une jeune fille, voisins l’un de l’autre, s’aiment sans s’être jamais vus. Le jeune homme est souffrant de santé, et pourtant, le soir d’ordinaire, en rentrant, il joue de la flûte. La jeune fille qui, logée au couvent d’à côté, soigne sa grand’mère malade, lui écrit un jour, ayant su qu’il était Français, pour le prier de ne pas jouer à de certaines heures où cela incommode sa grand’mère, et en même temps, toutefois, elle le prie de jouer encore, car, à certaines autres heures, cela pourrait faire dis-