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MORALISTES DE LA FRANCE.

Dans l’histoire (à peu près impossible malheureusement) de la conversation en France, un trait suffirait à qualifier Mme de Rémusat, à lui faire sa part, et on peut se rapporter à ce qu’il signifie pour le mélange du sérieux et de la grace : elle est peut-être la femme avec laquelle ont le mieux aimé causer Napoléon et M. de Talleyrand.

L’histoire de la conversation, je viens de le dire, me paraît impossible, comme celle de tout ce qui est essentiellement relatif et passager, de ce qui tient aux impressions mêmes. Où retrouver les élémens et la mesure ? Quand les propos assez exacts se transmettraient dans des écrits, dans des lettres, ils y arriveraient la plupart du temps figés, car le papier ne sourit pas[1]. Rien n’est plus adapté au goût de chaque époque que la conversation qui y règne. L’entretien sérieux d’hier semblerait demain un peu timide, ou superficiel, ou fade, s’il revenait dans un entier écho. La conversation délicate et polie d’un temps semblera empesée dans un autre. Mme de Rémusat l’a ingénieusement remarqué dans son Essai sur l’Éducation (chap. XI) : l’idéal de la conversation passée, lorsqu’on veut en fixer le beau moment, recule et s’enfuit à l’horizon comme tous les âges d’or. Mme Du Deffant et Mme Du Chatelet se plaignent déjà des manières des hommes, et Mme de Lambert déclare qu’ils ont perdu le vrai ton. Mme Des Houlières croyait qu’il eût fallu remonter jusqu’à Bassompierre, et Mme de La Fayette a rejeté la date de son roman sous les Valois. J’aimerais à en conclure que même pour nous, et malgré nos plaintes habituelles, tout à cet égard n’est pas désespéré encore. Quand on regrette si vivement les plaisirs de la conversation (c’est comme pour les scrupules en morale), on est bien près de mériter l’exception heureuse et de rattraper quelques bons momens. Après tout, y eut-il jamais plus que cela ?

Et puisque j’en suis à cette question de l’introduction du sérieux dans les entretiens de société, j’en veux signaler, en passant, une conséquence, d’autant plus qu’elle est tout particulièrement littéraire. L’oserai-je bien dire ? tout n’est pas avantage dans ce courant continuel et extérieur plus élevé et plus soutenu. Au point de vue de l’écrivain, un inconvénient est d’apporter plus d’uniformité entre ce qu’on parle et ce qu’on écrit ; on parle avec plus de verve, on écrit avec moins. Le tact, la convenance qu’on retrouve sous sa plume,

  1. On l’a dit : l’inconvénient des livres de Pensées, quand elles ne sont pas communes, est qu’elles paraissent souvent prétentieuses ; les mêmes choses dites ne l’étaient pas. Le sourire et l’accent les faisaient passer ; mais, fixé sur le papier, c’est autre chose : le papier est bête.